Il existe chez chacun de nous un phénomène naturel d’inversion entre l’attitude psychologique intérieure et le comportement manifeste extérieur. Dans le cas de la bipolarité, le comportement du sujet est à l’exact opposé de son attitude intérieure tandis que le renversement des épisodes est parfois brutal. On passe ainsi du festin orgiaque du maniaque (introversion) au destin tragique du mélancolique (extraversion).
Les auteurs ayant traité du fonctionnement de la psyché font souvent référence à des couples d’opposés dans leur métapsychologie : oralité/analité, libido du moi/libido d’objet (Freud) ; introversion/extraversion (Jung) ou encore phase schizo-paranoïde/phase dépressive (Klein).
On peut voir trois raisons à cela :
- En toute logique, on ne peut pas définir un fait (peu importe sa nature) sans évoquer son contraire.
- Les opposés créent de par leur antagonisme une tension énergétique, source de dynamisme.
- Pour coexister ensemble, ils doivent absolument s’entreréguler grâce à une compensation réciproque relativisante qui les équilibre.
Sinon, les contraires basculent cybernétiquement de l’un à l’autre sans pouvoir se neutraliser. C’est l’énantiodromie de Jung ou le retournement en le contraire de Freud. Il a sa contrepartie physiologique dans la boucle de rétroaction, négative pour la compensation régulante ou bien positive pour l’énantiodromie amplifiante. Les anciens Chinois ont déjà décrit ce mécanisme fondé sur les opposés yīn/yáng qui s’entrerégulent pour maintenir la vie et la faire évoluer.
Jung détaille : « J’appelle énantiodromie l’apparition de la contreposition inconsciente… Ce phénomène se produit presque toujours lorsqu’une tendance extrêmement unilatérale domine la vie consciente… il se constitue une attitude opposée tout aussi stable dans l’inconscient. » (Cf. les conversions de St Paul, Raymond de Lulle ou l’identification de Nietzsche au Christ).
Des éléments incompatibles liés à l’attracteur opposé à celui qui domine présentement dans le conscient tentent donc de faire retour en revenant subrepticement s’immiscer dans la tendance prépondérante, pour la rééquilibrer de façon compensatoire afin de maintenir la connivence des contraires, puis pour la déstabiliser de plus en plus dans le but de la retourner à son profit.
Nous pauvres humains sommes le jouet des mécanismes neuropsychiques qui structurent et régissent le fonctionnement de l’inconscient et du cerveau. Comment s’en défaire puisqu’ils nous fondent ? En psychopathologie, la psychose bipolaire, nommée aussi psychose maniaco-dépressive (PMD), est pathognomonique de l’énantiodromie, course allant en sens contraire. La compensation a donc dérapé, elle est allée trop loin, causant le basculement de la psyché.
Le festin orgiaque du maniaque
Pour mieux saisir cette affection, établissons des égalités entre les métapsychologies de Freud et Jung. L’oralité, la libido du moi, le narcissisme et le mécanisme de l’introjection de l’autre en soi sont des équivalents de l’introversion car le sujet domine sur l’objet. L’analité, la libido d’objet, l’empathie pour les autres et le mécanisme de l’identification de soi à l’autre signent l’extraversion car l’objet domine sur le sujet. Les tableaux cliniques en miroir de la psychose bipolaire caractérisent ces deux attitudes fondamentales des rapports du sujet envers l’objet.
Dans la manie, la pulsion orale cannibalique mise au service des
instincts de vie s’empare du moi, déniant l’existence propre de l’objet pour affirmer l’
immortalité du sujet. L’ambivalence sujet/objet étant abolie, la manie présente parfois des idées délirantes de persécution, de puissance, de fureur ou de mégalomanie (moins systématisées que dans la paranoïa). Sadisme oral, dénégation de l’altérité et absence de culpabilité forment le tableau clinique de la manie.
On a souvent présenté la manie comme une défense à la mélancolie mais ce point de vue n’est pas soutenable car il existe des accès maniaques sans épisodes mélancoliques, et inversement. Sur le plan psychogénétique, le vécu de la manie est antérieur à celui de la mélancolie car les instincts de vie précèdent diachroniquement l’instinct de mort. Qui meurt avant d’avoir vécu ?
Si le maniaque éprouve un sentiment de haine à l’égard de l’objet qu’il considère souvent comme mauvais, le mélancolique ressent plutôt de la rancune envers lui. La haine nie
mordicus à l’objet son statut d’altérité, alors que la rancune ne parvient pas à le lui pardonner.
L’exemple culturel type de la fureur maniaque apparaît de fait dans la Grèce antique : c’est la possession des bacchant(e)s par Dionysos. La
mania désignait jadis la
folie aveugle qui s’emparait des Ménades sous l’emprise du dieu. Lors de rites orgiaques (les
phallophories), Dionysos possédait ses desservant(e)s pour leur procurer l’extase (de
ekstatis = hors de soi).
Pris d’une fureur maniaque (cheveux défaits, danses endiablées, mouvements de tête rapides, flûtes et timbales), chacun se livrait au
[dia]sparagmos et à l’
ômophagia, rites reprenant le démembrement et la dévoration du dieu enfant par les Titans. Lors de raids sur des villages, on massacrait et dépeçait des gens ou bien les Ménades mugissaient comme des vaches sous l’emprise de l’alcool, dévorant leur enfant au sein pour boire leur sang dans leur égarement.
Dionysos est donc la divinité qui provoque un état comparable à la manie par la levée des inhibitions et des interdits, l’orgie cannibalique, la liberté débridée, la perte du sens de la réalité et de l’altérité, la fureur de vivre, mais aussi le
ludisme. On lui doit la naissance du théâtre et son
effet cathartique. Il rend fou, mais guérit aussi par
imitation et mimétisme. Le faire-semblant, pourvu que l’on n’en soit pas trop la dupe, a aussi des vertus thérapeutiques.
À travers l’exaltation du corps et des sensations, la manie présente ainsi un déchaînement des instincts de vie, surtout celui de conservation (via l’oralité) et l’instinct sexuel (divers excès érotiques, masturbation, etc). Orgie et orgasme (
orgân : bouillonner d’ardeur) ont ici la même fonction de plaisir paroxystique. Lors des mystères dionysiaques on trouvait un phallus dressé sur une corbeille et les compagnons favoris du dieu orgiaque étaient les Satyres et les Silènes.
L’attribut principal de Dionysos était le
thyrse, bâton entouré de feuilles de vigne et surmonté d’une pomme de pin. On peut y voir une représentation du phallus ou encore de l’Esprit du père. L’origine de l’exaltation maniaque proviendrait donc ainsi de représentations à caractère religieux. Nous savons en effet que les instincts et les archétypes sont intimement liés selon Jung via la zone tampon psychoïde pour se rejoindre et produire dans la psyché du numineux.
Le destin tragique du mélancolique
Le moment mélancolique est à l’opposé du moment maniaque. Désormais, l’objet va dominer le sujet, l’analité battre l’oralité, l’identification remplacer l’introjection. En termes junguiens c’est la victoire à plate couture de l’extraversion sur l’introversion. C’est un renversement complet des deux attracteurs de l’énergie psychique. Les deux pôles se retournent tête-bêche tel un bateau chavirant et s’énantiodromisent d’un seul coup. C’est totalement automatique…
Le mélancolique est triste, aboulique, ruminant sa douleur morale. Il se mésestime, se sent incurable, incapable et coupable, dans un état anhédonique. L’asthénie physique (la sensation) et l’anesthésie affective (le sentiment) se conjoignent pour dévaloriser le moi. Sur le plan idéique, la pensée est très lente, suspendue, pauvre en contenus. Quant à l’intuition, le patient mélancolique est comme un condamné promis à l’exécution : il n’a absolument aucun avenir !
Les quatre fonctions sont maintenant en berne et les instincts de vie aussi. L’
instinct de mort seul prédomine, d’où le risque suicidaire dans cette affection. Les thèmes verbaux renvoient à l’indignité de soi, la ruine du moi, la culpabilité ou l’incurabilité avec parfois la catatonie de la mélancolie stuporeuse. Ça ne bouge plus ! Il existe des épisodes mélancoliques délirants tournant autour de l’autopunition, du déshonneur, du deuil, du naufrage, de la possession…
Si l’on cherche des figures de la mélancolie dans l’histoire, on peut penser aux saturnales de la Rome antique qui se déroulaient au solstice d’hiver. C’était un renversement anarchique de l’ordre établi (cf. le carnaval) en l’honneur de la renaissance du soleil. Retourné comme une crêpe par le soleil invaincu, le moi jetait son vieux crêpe pour accéder au renouveau du temps.
Mais ces saturnales festives ne concordent pas du tout avec le vécu du mélancolique fait de tristesse, d’oppression et de culpabilité. Il faut se tourner vers le dieu opposé à Dionysos, c.-à-d. Apollon car tous deux furent dans l’Antiquité tenus pour des divinités de fonction opposée.
Apollon est par excellence une divinité de la divination qui dit toujours la Vérité, quoique personne ne la comprenne. Or le patient mélancolique est écrasé par elle. Les oracles sibyllins édictés
ex cathedra par la pythie sont ceux du malheur, de la tragédie, du deuil, de la douleur morale et du
destin funeste : jamais de dénouement heureux ! En un mot, Apollon annonce et énonce toujours un
édit mortel sidérant, qui pour le mélancolique oracule son anéantissement.
La Vérité de l’implacable intuition, aveuglante et cruelle, prédit notre trépas. Mais à l’image d’Asclépios, dieu de la médecine, elle est aussi panacée universelle et donne l’espérance par sa clairvoyance, adoucissant les peines humaines par la poésie, la musique et les arts. Apollon est l’instructeur des aèdes et musagète (conducteur des Muses). Le cygne est son oiseau de voyage et le dauphin son emblème. Sa sœur jumelle est Artémis, déesse de la nature sauvage. Apollon cithariste et archer hors pair annonce donc aux mortels les verdicts arrêtés par Zeus.
Notons qu’Apollon fut très malheureux en amour, les nymphes résistant à ses avances, surtout Daphné qui fut changée en laurier pour se soustraire à lui (cf. le beau marbre du Bernin). Ce dieu est tellement
solaire qu’il peine à conquérir les cœurs par l’enchantement et la douceur. Ainsi, ses desservantes comme Cassandre ou Ariane n’ont vraiment pas un sort très enviable.
Tandis qu’Apollon, dieu prophétique par excellence, harcèle de ses avances les jolies naïades à loilpé, Dionysos, dieu de la sensation par excellence, réconforte Ariane (l’intuition) de ses déboires avec Thésée (la pensée) qui, le Minotaure occis, l’abandonnera. Ces deux fonctions veulent se rejoindre : l’intuition pour inventer des projets, la sensation pour les implémenter.
L’insomnie : une sur-veillance…
Il existe toutefois un symptôme commun aux deux états de la psychose bipolaire qui fait trait d’union entre eux : c’est l’
insomnie. Avant les neuroleptiques, un maniaque pouvait rester des semaines dans un état d’hypervigilance sans éprouver de fatigue apparente. À l’inverse, l’aboulie et la fatigabilité du mélancolique lui barrent totalement l’accès au sommeil profond.
L’insomnie apparaît donc comme
le symptôme qui dans les deux moments de la PMD renvoie à
une perturbation fondamentale de la conscience du temps vécu, permettant de la relier aux deux extrémités de l’existence humaine : un temps de vie (manie), versus un temps de mort (mélancolie). Comme au niveau de l’expérience sensible le temps est la seule donnée qui ne soit pas du tout réversible, nous sommes condamnés à suivre sa marche inexorable…
Le maniaco-dépressif tente donc inconsciemment de refuser cette chronorrhée, véritable épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Tout événement qui inscrirait le temps
dans une durée de vie où le sujet ait conscience de participer à sa propre histoire paraît systématiquement repoussé. Maniaque ou dépressif, le patient n’a plus aucune intuition de son propre devenir.
Le maniaque est donc tout entier happé dans un présent inconsistant à jouir sur-le-champ (cf. Dionysos), dans une
pseudo-verticalité liée à l’introversion qui
dilate le moi. Le mélancolique est au contraire dans un passé lourd de culpabilité à ressasser sans fin (cf. Sisyphe), dans une
pseudo-horizontalité liée à l’extraversion qui
écrase le moi. Le premier parvient à nier le temps en retournant à son alpha et le second se sent implacablement entraîné vers son oméga.
Autorégulation et épisodes intercritiques
Ces malades semblent comme possédés par des mécanismes psycho-physiques archaïques qui dépassent leur personnalité. On considère toujours la PMD comme une psychose endogène, non réductible à des causes réactionnelles envers le milieu (bien que prépondérantes dans la survenue des accès) ou d’origine exogène (lésions cérébrales, perturbations endocriniennes). Il existerait dans le déclenchement de cette affection une intrication de l’inné et de l’acquis…
C’est là que les épisodes intercritiques prennent tout leur sens ! En effet, durant les intervalles libres, le maniaco-dépressif récupère
ad integrum ses facultés mentales et ses capacités de jugement. Il recouvre donc toute l’intégrité de sa personne, dans sa pensée comme dans son affectivité. À l’encontre de la schizophrénie, la psychose bipolaire, en dehors de ses accès, n’installe pas de manière permanente une dissociation de la personnalité. Elle paraît guérir
spontanément au cours de périodes dites lucides, sans laisser de traces débilitantes durables.
Reste toutefois pour le patient le souvenir des épisodes comme un grand point d’interrogation. Après les premières crises, ces patients sont convaincus d’être guéris et refusent souvent tout traitement. Seule l’entrée dans la
périodicité leur fera accepter qu’il y a bien un problème…
L’existence d’intervalles libres et de périodes lucides sans dissociation de la personnalité ainsi que l’absence d’un syndrome déficitaire au cours de l’évolution de la maladie soulignent le poids du facteur constitutionnel mais aussi l’importance de l’acquis, du vécu, en particulier la manière dont ces patients ont investi l’objet face à la problématique vie/mort, oralité/analité et tous les opposés relatifs à l’introversion et l’extraversion (cf. L’Âme japonaise, Tab 1, p. 17).
Le lien entre les troubles neurologiques et les désordres psychologiques dans la PMD montre que l’inconscient n’est pas seulement de nature psychique, il s’enracine aussi profondément dans l’organisme et le biologique - et sans doute dans le génétique. Il pourrait donc parfois, sous l’action de causes psychiques ou neurologiques, se trouver altéré dans ses mécanismes fondamentaux, sachant qu’ils le constituent fonctionnellement ou sont consubstantiels à lui.
Cette altération surviendrait soit dans le sens d’une
dérégulation maniaque ou dépressive, soit à l’inverse dans le sens d’un
recouvrement de la régulation, c.-à-d. d’une guérison intercalaire (retour à la normale), le mal et le remède co-existant dans la même structure. La psychose maniaco-dépressive représenterait le cas le plus typique de cette dérégulation/autorégulation.
Mécanismes propres à la structure de l’inconscient : de l'attitude au comportement
1. La structure bipolaire de l’inconscient est coalescente à son unicité neuropsychique.
L’observation montre amplement que la réalité, soit matérielle, soit psychologique, est à la base constituée par des paires d’opposés interactives. Les oppositions oralité/analité, vie/mort, sadisme/masochisme, qui forment la toile de fond de la PMD donnent des tableaux cliniques dramatiquement caricaturaux, suggérant une
structure double de l’inconscient le plus abyssal.
La dialectique des contraires (leur fusion, leur séparation, leur réunion) est un thème récurrent traité par toutes les cultures. La psychose bipolaire serait une éclatante démonstration au niveau de la pathologie mentale de la profonde dualité qui nous habite. Mais il faut trouver deux concepts opposables et connivents pouvant subsumer les tendances antinomiques de la PMD tout en rendant compte des graves désorganisations métaboliques ou neurochimiques…
Globalement, les manifestations somato-psychiques des oppositions de phase de la psychose bipolaire vont dans le sens d’un mouvement de
dilatation ou, au contraire, dans le sens d’une
contraction. Mais à quel tableau clinique attribuer l’une ou l’autre de ces deux tendances ?
Dans une première approximation, la dilatation peut évoquer facilement l’accès maniaque et la contraction la mélancolie.
C’est vrai lorsqu’on se limite à la seule sémiologie tel que le comportement du patient la rend manifeste. Ainsi, les symptômes de la phase maniaque sont un syndrome de
tachypsychie qui évoque une poussée expansive de la libido, mais ceux de la mélancolie et son syndrome de
bradypsychie font penser à une récession interne de la libido.
Cependant, l’opposition oralité/analité contredit cette vision. En effet, la dévoration est une assimilation pour rendre l’objet identique à soi afin de le changer en sa propre substance dans un mouvement centripète de la libido (vers l’intérieur) au moyen de l’introjection mise au bénéfice du narcissisme et des instincts de vie, avec possible négation de l’altérité de l’objet.
En revanche, l’expulsion hors de soi de façon anale suppose une dissimulation du sujet dans l’objet dans
un mouvement centrifuge de la libido (vers l’extérieur) pour mieux se déguiser en lui au moyen de l’identification mise au service de l’importance accordée à l’objet, avec possible négation de l’identité du sujet.
Il faut donc renverser complètement la perspective…
Dans l’inconscient, la contraction dirigé vers le dedans et le sujet, renverrait donc à l’accès maniaque et l’expansion signalerait le moment mélancolique tourné vers le dehors et l’objet.
On peut donc avancer l’existence d’un mécanisme naturel d’inversion entre l’attitude psychologique fondamentale relevant de l’introversion (manie) ou encore celle relevant de l’extraversion (mélancolie) qui toutes deux sont enfouies au cœur des abysses de l’inconscient (invisible) et le comportement manifeste extérieur exprimé (ostensible) au niveau conscient.
Dans le passage de l’un à l’autre il y aurait une inversion des signes, comme la droite et la gauche qui s’interchangent dans un miroir. Il faut supposer que chaque terme de l’opposition dilatation/contraction contient potentiellement en son sein une parcelle de son opposé qui l’oblige à se révéler à l’inverse de ce qu’il est profondément sans qu’il perde sa propre nature.
La levée de l’inhibition et l’excitation dans l’accès maniaque par exemple paraissent bien être le reflet inversé au niveau du conscient d’une contraction de la libido dans l’inconscient, centrée autour du sujet, dont l’éréthisme serait la cause première de toute la symptomatologie.
Cette trop forte concentration de libido provoque un comportement expansif que les troubles révèlent mais l’attitude intérieure de base dans l’inconscient, celle dans laquelle la manie s’origine vraiment, est à son exact opposé. En fait, elle ne disparaît pas vraiment lorsqu’elle trouve place pour se manifester, comme c’est le cas dans les formes très sévères de la manie.
Pensons ici aux idées délirantes à thèmes de toute puissance, de mégalomanie, de persécution, d’immortalité jubilatoire qui prennent possession du moi et manifestent le triomphe du sujet sur l’objet, de la vie sur la mort, de la concentration-assimilation (introjection) sur la dilution.
Il s’agit chez le maniaque d’une attitude intérieure d’introversion tandis que le comportement
faussement extraverti exprime la tendance dans la contraction à se détendre ou à se corriger.
En revanche, le comportement aboulique du mélancolique est une sorte d’image spéculaire en opposition avec son attitude intérieure d’extraversion dans l’inconscient qui le sous-tend en réalité. Elle persiste dans les formes graves de la mélancolie via des thèmes de damnation, de négation, d’immortalité douloureuse, ou bien dans une recherche anxieuse de la mort, c.-à-d. en direction d’une dilution-dissimulation de soi (identification) dans l’autre et l’objet-monde.
Il s’agit en fait chez le mélancolique d’une attitude intérieure d’extraversion, le comportement
faussement introverti exprimant la tendance dans la dilatation à se détendre ou à se corriger.
L’essentiel est de comprendre à ce stade que la personne bipolaire est incapable de trouver un équilibre vivable entre son attitude intérieure et son comportement extérieur car elle est régie par des mécanismes inconscients contraignants qu’elle n’arrive absolument pas à relativiser.
2. L’inconscient a une capacité naturelle à l’autorégulation, suite à sa structure bipolaire (introversion/extraversion). Il peut donc compenser de part et d’autre pour éviter de grandes amplitudes et maintenir un équilibre relatif absolument nécessaire à l’unicité de la psyché.
Si l’inconscient somato-psychique s’organise autour d’une bipolarité, l’antinomie de ces deux tendances n’est pas absolue, chaque pôle attracteur entretenant une sorte de connivence ou de complicité avec son opposé car il ne peut trouver son propre équilibre qu’en faisant appel à lui.
Autrement dit, ces deux pôles cherchent en fait à se re-joindre pour mieux se con-joindre.
C’est au cours des états mixtes de la psychose bipolaire (Kraepelin a pu en décrire six formes) qu’on voit à l’œuvre les
tentatives de correction d’un pôle par l’autre. Lors des accès à double forme, sans aucune intercalation d’intervalle lucide, l’effort de neutralisation d’une tendance par l’autre n’est plus thérapeutique, provoquant un virage soudain d’une phase à son opposée.
Le remède est donc devenu plus nocif que le mal parce qu’il a réussi à doubler sa force en la couplant à celle du pôle opposé à lui pour le désaxer (tel un judoka). La récupération de la personnalité entière des épisodes intercritiques est impossible. La poussée d’énergie à l’œuvre pour amoindrir l’amplitude et rétablir l’équilibre devient donc à son tour pathogène, causant du coup une bascule fatale de la psyché, une énantiodromie, un renversement en le contraire.
Il s’agit d’un mécanisme psychologique fondamentalement archaïque dont le mode opératoire automatique rend possible le basculement brusque de la psyché consciente tout entière. On ne peut pas échapper à son action machinale autrement que par une
relativisation consciente des opposés, sauf lors d’une crise existentielle qui force le sujet à
confronter en lui les opposés.
Que la psychose soit schizophrénique, maniaco-dépressive ou paranoïaque, elle est forcément construite sur le
modèle du clivage (la
spaltung) en raison de la profonde dualité de la psyché.
Entre les deux attracteurs que sont l’introversion et l’extraversion, l’énantiodromie de l’un en état de domination par l’autre en état de subversion évoque le refoulement/retour du refoulé (Freud) ou l’action psychoantagoniste (Morita) fondée sur le modèle des muscles agonistes et antagonistes se compensant respectivement pour assurer posture et souplesse de mouvement.
Ce mécanisme est si fondamental dans la psyché humaine que personne n’est passé à côté. Il évoque les jeux d’équilibre qui assurent l’alternance de rythmes inversés tels le pendule ou la balançoire (la tradition chinoise voyait dans ses mouvements l’alternance du
yīn et du
yáng).
Mais comment l’attracteur infériorisé fait-il pour faire retour dans l’attracteur l’infériorisant qu’il veut d’abord compenser, puis détrôner ? Comme chaque terme de l’antinomie contient en lui
une partie de son opposé qui limite son absoluité, c’est en s’infiltrant par ce passage qu’il fera retour pour retourner l’autre attracteur, s’il le faut. Cette porte d’entrée permet donc tout d’abord un rééquilibrage naturel et salutaire en
relativisant chaque terme de l’antinomie.
Mais, lorsque le déséquilibre est trop grand, l’action de la force opposée qui tente d’instaurer un nouvel équilibre devient à son tour complètement inadaptée parce qu’elle doit imposer une poussée en sens inverse supérieure à la force infériorisante. Elle amorce un
travail de sape et déclenche un retournement de pôle, avec des dégâts psychiques pour le moi et la conscience.
C’est le principe du boomerang qui revient frapper le lanceur derrière lui. Plus l’amplitude est grande, plus le retour devient percutant.
Le sujet présente alors un comportement controuvé, caricatural et inadapté car l’attracteur infériorisé est revenu s’immiscer dans l’attracteur dominant pour le phagocyter de l’intérieur et l’obliger à s’exprimer à l’inverse de sa propre nature, non plus à la façon d’une tendance mais d’une manière de plus en plus tendancieuse.
Pour visualiser ce phénomène de renversement, le
tàijítú (太极图) du
yīn et du
yáng s’avère d’un grand secours par son esprit de finesse. Il livre une figure très parlante des interactions entretenues par les contraires. On peut le traduire par :
représentation du grand retournement.
Au début, les Chinois ont sans doute symbolisé l’opposition du
yīn noir et du
yáng blanc, pas plus. Mais ils se sont aperçus que si ce schéma reproduisait bien l’antagonisme des contraires, il ne pouvait rendre compte ni de leur dynamique, ni de leur dialectique. Le basculement d’un opposé à l’autre s’effectuant abruptement, il menait à quelque chose d’invivable et de mortel.
Pour réintroduire le mouvement et la transformation, paradigmes de toute vie dans la pensée chinoise, ils ont ajouté un point blanc dans le
yīn noir et un point noir dans le
yáng blanc. Chaque contraire pouvait être contrebalancé car il contenait un rappel de la force antagoniste. Ça lui donnait une assise, l’empêchant de prendre trop d’amplitude par rapport à l’autre pôle.
Ainsi s’expliquait l’existence d’une
tendance préférentielle à l’œuvre dans les phénomènes mais aussi, lorsqu’elle prenait trop d’ascendance, l’alternance par l’opposé grâce à l’action du renversement en le contraire. Les Chinois avaient réussi ainsi à introduire le principe de la
relativisation des contraires qui rend compte des variations et mutations du monde manifeste.
Si on applique ce schéma à la psychose bipolaire, on voit comment s’opère le renversement des deux attracteurs d’introversion ou d’extraversion de la libido. Dans le moment maniaque, l’introversion, l’oralité et les pulsions de vie sont à leur acmé, refoulant donc l’extraversion, l’analité et la pulsion de mort. Mais celles-ci reviennent subrepticement par derrière à l’insu du sujet par le biais du petit point noir, pour jouer un rôle compensatoire de plus en plus fort.
Plus le point noir yīn enfle dans le yáng, plus la poussée énantiodromique de la dimension opprimée devient subversive. Le maniaque manifeste un comportement extérieur évocateur de l’extraversion (yīn) mais dans ses aspects les plus mensongers, soit une fausse extraversion (tachypsychie : volatilité psychique, fuite des idées, excitation motrice, absence de rétention).
Mais l’attitude intérieure lui servant de référence repose à l’origine sur l’introversion (yáng), la jouissance orale et l’anabolisme (le festin, l’exaltation de l’humeur), déniant à l’objet toute altérité. Cette caricature de l’extraversion annonce par ses excès une infiltration pathologique dans le moi de l’extraversion jusque-là inhibée et de la tendance anale à la dispersion du sujet.
Ce sont les effets de détente de la force antagoniste (point noir extraverti) que l’introversion contient en elle à l’état latent qui desserrent l’étau de l’absoluité du sujet exercée sur l’objet.
Dans le moment mélancolique, l’extraversion, l’analité et la pulsion de mort sont à leur acmé, brimant grandement l’introversion, l’oralité et les pulsions de vie. Mais celles-ci vont finir par revenir en catimini par l’intermédiaire du petit point blanc pour compenser encore davantage.
Plus le point blanc yáng grossit dans le yīn, plus la poussée énantiodromique de la dimension inhibée devient rebelle. Le mélancolique présente alors un comportement extérieur évoquant l’introversion (yáng) mais dans ses aspects les plus controuvés, soit une fausse introversion (bradypsychie : inhibition psycho-motrice, aboulie, indécision, stupeur catatonique parfois).
Mais l’attitude intérieure de référence repose sur l’extraversion (yīn), la décomposition anale et le catabolisme (anesthésie affective, douleur morale, indignité, idées suicidaires, besoin de sacrifice), déniant tout droit d’identité au sujet par son identification à l’objet. La caricature de l’introversion de la mélancolie signale par ses excès une infiltration pathologique dans le moi de l’introversion jusque-là infériorisée et de la tendance orale à la concrétion du sujet.
Ce sont les effets de détente de la force antagoniste (point blanc introverti) que l’extraversion inclut en elle à l’état latent qui desserrent l’étau de l’absoluité de l’objet exercée sur le sujet.
Pour résumer
Lorsque l’attracteur désinvesti ne peut plus se manifester normalement, il assiège l’attracteur antagoniste pour continuer son travail de sape, puis s’exprime en lui mais d’une façon fausse, péjorative et inadaptée. Le retour du refoulé ne revient donc pas dans un état identique au refoulé lui-même mais comme son inverse dans un registre négatif. Comment fait-il donc ?
Il se loge dans la force refoulante et s’y maquille pour l’inférioriser, puis il met la puissance de cette force à son service et revient se manifester en elle mais dans un comportement de plus en plus exagéré et outrancier par rapport à la véritable nature de la force dont il est issu. La compensation est allée trop loin. Elle s’énantiodromise et devient à son tour pathologique.
Ainsi, la négation en soi de l’hétéroagressivité et du mal fait à un tiers ne reviennent pas tel un désir de meurtre sur l’autre. Elle se déguise dans le moi en un sadisme tourné vers le sujet : c’est le masochisme (autoagressivité). L’introversion infériorisée phagocyte l’extraversion et la retourne à son profit pour exercer son emprise au sein même de l’attracteur trop dominant.
À l’inverse, la négation en soi de l’autoagressivité et du bien fait a un tiers ne reviennent pas tel un désir suicidaire. Elle se déguise en catimini dans le moi en un désir de masochisme dirigé vers l’objet : c’est le sadisme (hétéroagressivité). L’extraversion dépréciée se libère en l’introversion pour la subvertir et exercer son ascendant au sein de l’attracteur trop dominant.
En résumé, l’attracteur infériorisé résurge dans celui dominant pour dénaturer sa vraie nature, l’obligeant à s’exprimer dans un registre de plus en plus négatif et inadapté aux circonstances.
Quant à l’énantiodromie relative à la bipolarité des deux dimensions attractrices de la libido que sont l’introversion et l’extraversion, elle opère aussi pour les quatre fonctions psychologiques.
Ainsi, un sentiment infériorisé ne revient jamais dans le moi comme un affect négatif mais comme une idée péjorative. Le sentiment passe alors par la pensée, son inverse, pour mieux se manifester négativement en elle. Une pensée qui reste embryonnaire, sans développements ultérieurs, revient aussi dans le moi comme un vécu délétère d’inanité ou d’impermanence, le sentiment ne pouvant profiter de la largeur ou de la profondeur des idées pour grandir l’âme.
Une intuition non reconnue s’installe dans la conscience en de fausses croyances ou bien sous la forme d’un mysticisme crédule. Elle peut devenir mortifère s’il le faut pour mieux se faire entendre de son opposée la sensation en développant dans le corps une affection gravissime. Nous pauvres humains sommes si faibles dans la compréhension de la Vérité qui nous habite.
À l’inverse, la sensation refoulée par l’intuition reviendra s’immiscer en elle sans crier gare pour lui faire accroire des vérités plus que douteuses sur la sensorialité, telles la mémoire ancestrale de l’eau ou l’efficacité des champs électriques sur le fonctionnement du cerveau. Elle se dira aussi dans le corps par de pseudo-sensations hypocondriaques, vagues et diffuses.
Tous les cas de figure peuvent se voir tant la psyché et l’encéphale sont malléables à souhait.
La compensation agit donc aussi bien pour les deux dimensions que pour les quatre fonctions psychologiques car elles constituent à elles toutes la structure de l’appareil mental autant que celle du cerveau humain. Le retour du refoulé pointe dans la force refoulante, d’abord pour la contrebalancer (registre normal), puis pour lui résister (registre névrotique) et enfin pour la pervertir en énantiodromisant son fonctionnement et ses propriétés (registre psychotique).
Les troubles physiologiques et psychiques de la PMA seraient fondés sur une rétroaction identique au mécanisme biologique du feed-back, soit positivement (rétro-activation dans la manie), soit négativement (rétro-inhibition dans la mélancolie). Il maintiendrait la stabilité du métabolisme corporel (anabolisme/catabolisme) lié au système nerveux autonome, autorégulé via le sympathique activateur (introversion) et le parasympathique inhibiteur (extraversion).
Le corps et la psyché seraient donc actionnés chacun par un même mécanisme isomorphique d’autorégulation sur un modèle bipolaire qui tente au mieux de maintenir en équilibre notre homéostasie psycho-physique, pouvant expliquer autant les graves troubles du métabolisme de la psychose maniaco-dépressive que les graves symptômes psychiques, induits dans les deux cas par la dérégulation de l’action en retour (énantiodromie). Notre nature est double.
Si la compensation et l’énantiodromie n’existaient pas, les oppositions resteraient absolues et leur mode opératoire deviendrait complètement rigide. En visualisant le yīn et le yáng, la philosophie taoïste avait déjà accompli un pas important dans l’explication globale du monde.
Mais c’est en s’attaquant au problème des mutations (cf. le Yìjīng) entre le yīn et le yáng qui la captivait au plus haut point, surtout pour anticiper l’articulation des changements, rendre compte de la dynamique des souffles et prédire l’avenir, qu’elle devint absolument géniale…
En effet l’ajout d’un point dans la force inverse montrait logiquement :
Le schéma ci-dessus visualise la dynamique énergétique entre les dimensions contradictoires d’introversion et d’extraversion quant à la psychose bipolaire (PMD). En temps normal (1-2-3), la
entre les opposés se fait par le rappel de la force antagoniste présente en chacun d’eux, assurant l’
noir) s’infiltre dans son opposé et exerce une poussée inverse pour contrebalancer son action. Elle oblige donc le maniaque à manifester un comportement extraverti de plus en plus caricatural avant d’envahir complètement le pôle antagoniste pour retourner à son profit la manie en mélancolie (4-5-6).
L’oralité n’a pas pu tout dévorer, rattrapée de justesse par l’analité. C’est donc la tentative de
. Les épisodes intercalaires décrits dans la PMD correspondent à une relative neutralisation d’un pôle par l’autre qui permet momentanément au sujet de revenir en 1-2-3.
Comme ce croquis le visualise, la perte de contrôle aboutit au résultat suivant :
. Le maniaque redescend vers la mélancolie et le dépressif lui remonte vers la manie.
En temps normal, on distingue mal la tendance préférentielle de sa compensation par l’inverse car elles s’équilibrent automatiquement entre elles. Dans les cas pathologiques, le retour de l’inverse prend peu à peu toute la place, provoquant le basculement dans la tendance opposée.
Plus les points noir ou blanc grossissent, moins on arrive à distinguer l’attracteur dominant dans l’inconscient de son inverse à l’origine du retour de l’attracteur opposé. Ce qui aboutit à interpoler les signes singuliers de chacun, conduisant souvent à de fausses interprétations. À ce sujet, Jung parlait de «
Pour ne prendre qu’un exemple, on qualifie d’introvertie une personne qui parle peu ou a des contacts limités avec les autres. L’adjectif introverti est devenu péjoratif car on n’a retenu que le moment où l’introversion revient dans l’extraversion pour s’exprimer en un comportement extérieur controuvé (timidité, manque de confiance en soi, etc) pour mieux l’énantiodromiser.
puisque celle-ci se fonde sur le narcissisme et la confiance en soi. Extraverti aussi est devenu unilatéralement mélioratif dans les sociétés modernes alors que les sujets dits hypomanes sont une caricature de la véritable extraversion.
. Notre dualité foncière nous y oblige normalement ! Mais quand cette attitude devient de plus en plus unilatérale et absolue au lieu d’être juste préférentielle, la dimension antagonique
le sujet à réagir à l’inverse de son attitude intérieure en un comportement pathologique.
C’est pourquoi les deux dimensions d’introversion (renvoi au temps) et d’extraversion (renvoi à l’espace) sont antérieures aux quatre fonctions psychologiques dans le développement de l’encéphale et de la psyché car elles assurent la régulation de notre système
psycho-physique.
Certes, d’un certain côté, la sagesse du philosophe affirme qu’il faut éviter les excès (de tout un peu ; les extrêmes se touchent) mais cet enseignement très respectable néglige de dire que chaque vie est ponctuée de moments de crise nous obligeant à évoluer ou bien à involuer. En d’autres termes, si l’être fini doit comprendre la
de la psyché qui le fonde, il doit se confronter aussi aux contenus de l’inconscient l’assaillant de l’intérieur pour trouver du
selon la configuration psychologique qui est la nôtre et là pas question de vouloir se tenir juste au milieu (façon zen) en déniant ses propres conflits intérieurs, en refusant en soi la confrontation des contraires ou en ne désirant que le bien-être (façon new age), au risque de se fossiliser au final comme un vieux croûton.
Ce n’est jamais une partie de plaisir pour le moi d’être régi par l’armature de la psyché (deux dimensions, quatre fonctions) et par ses mécanismes (énantiodromie, projection, introjection, identification) qui fondent notre humanité, ni de dialoguer avec
pour être aussi créateur et témoigner face à Lui, à la manière de Job, de sa noblesse de cœur et de la justesse de ses vues.
Ce monde existe et le miracle est qu’il y a ici-bas un être doué de conscience pour le voir, le savoir et le dire. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Personne ne peut répondre à cela mais c’est la seule vraie question ontologique qui mérite d’être posée face à l’Éternité…