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Dans son ouvrage Réenchanter l'Occident, Marie-Laure Colonna nous invite à explorer nos ressources intérieures, à suivre le fil conducteur de nos mythes fondateurs et des odyssées de ces «dieux fragiles» qui sont à la racine de notre civilisation. Elle encourage l'éveil de la conscience individuelle et collective. Éveil aujourd’hui indispensable à la santé de la planète.
La tension héroïque entre les opposés comme facteur de croissance psychique, pour les hommes comme pour les femmes, est typiquement occidentale, je crois. Mis à part Aphrodite, symbole de la mer étincelante, et dans une certaine mesure le joyeux Hermès, les dieux de cette région du monde ont d’abord besoin d’une protection miraculeuse pour survivre dans leur enfance. Puis ils doivent conquérir leur statut et ruser ou livrer bataille pour le conserver.
Le canevas héroïque souligne combien souvent l’évolution psychique dans la civilisation méditerranéenne, puis européenne, consiste, en effet, depuis quatre millénaires, à prendre conscience des parties dissociées en nous. Ces potentiels clivés, soit par des traumatismes de l’enfance, soit par manque de maturité collective, il s’agit d’aller en retrouver l’énergie en plongeant au royaume des morts, l’inconscient, puis de les fondre ensemble afin d’en réaliser progressivement l’unité.
Aujourd’hui, le processus d’individuation suit le même chemin de mort et de renaissance que nos dieux fondateurs.
….Voire financières. Mais leurs attachements sont évitants. Leurs émotions sont glacées par les chocs premiers tant qu’un lien n’est pas recréé avec l’inconscient qui n’a pas pu contenir maternellement leur enfance dans la paix et la sécurité.
J’ai eu d’assez nombreux analysants qui avaient vécu leurs premières semaines en couveuse, ou dont la mère avait vécu la grossesse en période de guerre, sous les bombardements de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leurs réussites sociale et professionnelles étaient remarquables, mais ils souffraient tous, hommes et femmes d’une forme ou d’une autre d’anesthésie émotionnelle.
Ils guérissaient peu à peu en rencontrant dans leurs rêves des monstres, dignes de la mythologie grecque, qu’il fallait héroïquement défier, puis vaincre, dépecer et finalement comprendre et amalgamer à soi-même. Les monstres de la violence subie, leur peur, leur douleur, leur froideur et parfois aussi leur cruauté réactionnelle, leurs réactions d’orgueil, leurs besoins de puissance, doivent fondre à la chaleur de la relation à l’autre, ou de la relation transférentielle et devenir des forces reliées au sentiment. Et aussi une capacité adulte à réagir fermement en cas d’agression.
Une brillante jeune femme de trente ans, orpheline de père et littéralement anesthésiée par une éducation très conservatrice, m’avait ainsi raconté :
«Je suis au pôle Nord, rien ne bouge autour de moi, tout est glacé à perte de vue. Mais soudain, sous mes pieds, le sol commence à onduler bizarrement. Après un long moment je m’aperçois que je me tiens debout sur un gigantesque saurien préhistorique qui commence à s’éveiller.»
Jung disait que le grand danger pour un homme doué et sensible était de ne pas s’autoriser à développer la face plus sauvage, animale, mordante de sa personnalité (symbolisée par les créatures animales qui escortent souvent le héros), de sorte qu’il puisse se départir de la trop «bonne éducation» qui le rend soumis à la loi familiale et sociale et ainsi l’empêche de créer son propre foyer, sa propre aventure et sa propre loi. Cela vaut aussi pour les femmes, bien sûr.
Dans le mythe, le trop sensible Orphée perd Eurydice, en se retournant sur elle à la sortie des Enfers, malgré l’interdiction divine. Peu à peu tout se délite autour de lui.
Il revient à l’amour des éphèbes en Thrace, le pays de son père et de son enfance. Puis un jour qu’il se lamente comme toujours et fait pleurer par ses chants les animaux et même les pierres, des ménades exaspérées se jettent sur lui, le décapitent et le mettent en pièces. On dit que sa tête magnifique a flotté sur les vagues en chantant toujours jusqu’ à l’île de Lesbos qui l’a recueillie.
Le doux Orphée meurt donc déchiqueté en perdant son Eurydice. Le sauvage Dionysos, lui, mis en morceaux par les titans à sa naissance et tout d’abord frappé de folie trouve, l’immortalité avec Ariane, profondes leçons de l’amour!
Joseph Campbell, le célèbre auteur du Héros aux mille et un visages disait en 1946 que notre civilisation occidentale risquait de sombrer dans l’avidité, l’amertume, la violence et l’anarchie faute de retrouver et de développer à nouveau un trésor de symboles comparable à ces légendes héroïques qui ont guidé nos peuples depuis les commencements. Il pensait même qu’il faudrait plusieurs générations avant que de nouveaux symboles unificateurs n’émergent et ne réorientent la société.
Et en tant qu’analyste née deux générations après lui, en le lisant je me disais : «Oui, mais ce qu’il ne pouvait peut-être pas encore voir à cette époque, malgré son intérêt pour les travaux de Jung, c’est que les rêves archétypiques qui nous adviennent dans le champ de la psychologie des profondeurs recréent très exactement de l’intérieur, et au cas par cas, ce scénario mythique qui nous manque maintenant à l’extérieur, dans la communauté».
Dans mon expérience clinique, j’ai constaté souvent que, le mythe se recrée perpétuellement de lui-même et rapporte des tréfonds de l’Âme du monde, via les rêves et certaines relations affectives profondes, le trésor de sagesse et de guérison qui a parfois disparu d’une famille, d’une culture ou même de la conscience collective dans son ensemble.
Jung disait déjà en 1935, dans son Commentaire au livre des morts tibétain, que le processus d’individuation est une véritable voie initiatique à l’usage des hommes modernes, lorsque le rationalisme prétendument scientifique de la société les empêche désormais de percevoir le merveilleux, le terrible et le sacré dans le vol des nuages, les souffles du vent, la puissance des vagues et la petite voix qui chuchote dans leur for intérieur.
Dans la Genèse, dès la création de la nature, des animaux et de l’homme, Yahvé a hiérarchisé son œuvre : l’homme dominera et pourra soumettre «depuis les poissons de la mer, jusqu’aux oiseaux des cieux, tout le vivant qui remue sur la terre».
On se demande bien pourquoi lors de l’épisode du Déluge, le courroux du Créateur contre les descendants du premier couple devait aussi s’étendre aux éléphants, aux tigres et aux abeilles qui, entre autres espèces, ne sont toujours pas à la fête aujourd’hui!
Au XXIème siècle, les nombreux drames écologiques, pollution de l’air et de l’eau, explosions démographiques dans les pays émergents, ainsi que les conditions souvent inhumaines de l’élevage industriel, relèvent encore en sous-main des effets inconscients de notre mythe fondateur pris au premier degré. Notamment sur les excès de l’économie néo-libérale apparemment si laïque.
Ce mythe selon lequel les humains peuvent croître et se multiplier sans limites car ils auront toute autorité sur la nature, date du premier livre de la Torah, rédigé entre le huitième et le second siècle av. J.-C. Une époque où la Culture avait encore besoin de s’édifier de façon autoritaire et patriarcale contre la Nature, maternelle mais traîtresse.
Au contraire, le message et l’héritage de nos cinq dieux méditerranéens liés au symbole du poisson (Osiris, Dionysos, Apollon, Jésus-Christ), c’est que la paix, intérieure comme extérieure, dépend de notre réconciliation avec les couches les plus profondes de la psyché en nous. Ce qui entraîne en même temps une réconciliation avec tous les domaines du vivant. Car, les poissons sont par excellence les ancêtres des animaux et de l’homme. Tout ce qui rampe, vole, cavalcade ou déambule sur terre est d’abord sorti de la mer.
Nés après-guerre, nous avons appris que le Mal est une privation du Bien, donc qu’il n’a pas de substance réelle, c’est la version de l’Église catholique depuis Saint Augustin. Et nous avons aussi appris, en même temps, que les bourreaux des camps de concentration nazis avaient impunément pendant dix ans humilié, torturé, gazé et exterminé plusieurs millions de leurs semblables. Une forme de mal radical dont on peut difficilement dire qu’il manque de substance et de réalité.
Paradoxe extrême que j’ai vu souvent ressurgir dans les rêves et les séances car, à notre époque, la question du mal ne peut plus être éludée ou résolue par les seuls enseignements de l’ère précédente.
En revanche, l’inconscient s’en préoccupe beaucoup et les rêves attaquent souvent vigoureusement le sujet. A propos par exemple de la nature du péché, Véronique avait rêvé :
«On lui dit que le péché originel n’existe pas, au contraire, il existe un trésor originel dont l’énergie se communique à travers les générations et qui d’ailleurs nourrit aussi les richesses de
l’État. C’est à dire la communauté des hommes reliés par la culture.»
C’est d’ailleurs le message du Bouddhisme et des philosophies orientales qui enseignent que c’est l’ignorance et l’immaturité qui sont à la base des erreurs humaines et non pas un fond pervers.
Mais il est vrai que l’enfant non-éduqué est le jouet de toutes les pulsions de son égocentrisme et que l’adulte qui demeure immature se pétrifie au fil du temps en devenant la proie d’un véritable ogre intérieur. Un prédateur insensible, rusé, cupide et cruel. Privés de sentiments et de véritable identité ces sujets basculent dans la jouissance de la cruauté, comme les récits hallucinants à propos des différents terrorismes nous l’exposent désormais chaque semaine.
Le cerveau gauche, dit le cardiologue Pim van Lommel, a cette fonction de limite qui découpe d’habitude notre vie et nos perceptions en secteurs bien définis dans une séparation dualiste entre moi et l’autre, sujet et objet.
Une représentation du réel bien utile en temps ordinaire mais qu’il ne faut pas confondre avec la réalité en soi, comme toutes les traditions orientales l’ont toujours enseigné et comme la physique quantique nous le démontre aujourd’hui.
La conscience analytique, celle du Moi, pèse, mesure, évalue en relation avec les perceptions des cinq sens. Elle nous situe dans le cadre de l’espace-temps. Dans notre vie sociale, la conscience analytique est d’autant plus active que l’activité cérébrale est intense, ce qui se mesure par l’activité électrique du cerveau dans ses différents états de relaxation, réflexion, concentration, résolution de problèmes difficiles, etc.
C’est le mental dont les pratiques de méditation nous apprennent à nous déconnecter. Il en découle qu’une personnalité névrosée, trop rationaliste, coupée du cerveau droit perçoit le monde comme un film noir, un lieu de séparation et d’obstacles. Ou au contraire comme le terrain flamboyant de besoins insatiables.
Liée à l’hémisphère droit, en revanche, la conscience intuitive et affective, est pleinement active quand l’activité cérébrale est faible, ce qui permet d’avancer qu’elle serait en fin de compte indépendante du cerveau.
Conscience «océanique», non dualiste, elle est la conscience de l’unité sous-jacente avec tout ce qui m’entoure ; elle apparaît dans les moments d’inspiration artistique, dans l’état amoureux, la méditation, pendant le sommeil dans les cycles du rêve, durant les expériences de contemplation, en période de coma, d’anesthésie générale, voire dans le cas de NDE (near death experiences) et peut-être même au-delà de la mort du cerveau, au-delà de la mort biologique elle-même.
Voilà de passionnantes hypothèses sous-tendues par les études actuelles sur les états modifiés de conscience dans la vie de tous les jours, par exemple au cours de la méditation contemplative, comme à l’approche de la mort.
Aujourd’hui, en ce début de troisième millénaire, je vois bien les symptômes d’une souffrance de l’âme et du sens qui afflige tant de nos contemporains. Mais, je vois aussi poindre les signes qui guident nos retrouvailles avec l’enfant divin, l’étincelle de l’éveil qui vit au cœur de chacun.
Et j’espère que notre siècle ne laissera pas seulement à notre descendance une planète ravagée par l’infantilisme, la cupidité et l’orgueil, mais aussi le début des solutions pour remédier aux excès commis. De grandes découvertes aussi vont naître, comme à la Renaissance, du remariage entre les sciences et la spiritualité.
Vivre dans un monde intérieur unifié donne de la justesse et de la justice à son rôle dans la société et dans la nature tout entière. La paix intérieure améliore la paix autour de soi, dans le cercle familial, mais aussi dans un rayon beaucoup plus étendu. J’ai le sentiment que la société dans son ensemble se nourrira de ces progrès encore difficiles même à imaginer.
Aujourd’hui, nos cinq dieux méditerranéens et leurs poissons-totems, ancêtres de l’humanité, nous donnent en héritage la mission d’intégrer désormais tout le vivant à notre évolution. La santé de la planète entière en dépend.
Propos recueillis par Jean-Pierre Robert, décembre 2019.
Marie-Laure Colonna est philosophe et psychanalyste jungienne.
Elle est l'auteur de nombreux articles, notamment dans Les Cahiers jungiens de psychanalyse, sur le couple, la sexualité, les liens entre les mythes et la clinique d'aujourd'hui.
Parmi ses ouvrages nous présentons :
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