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Le Père

Luigi Zoja traite de l'évolution psychologique du père à travers les âges. Il explore les images et les modèles les plus profonds qui influencent l'attitude des pères.

Les extraits de l'ouvrage ci-dessous donnent un aperçu de cette étude sur le père. Elle est sous titrée "Histoire culturelle et psychologique de la paternité" et c'est l'une des plus complètes réalisée par un psychanalyste jungien.

Se placer du point de vue du père

"Notre intention est claire : il s'agit d'étudier le père en nous plaçant de son point de vue. Cela a été rarement fait. Les études portant sur la mère, outre le fait qu'elles sont infiniment plus nombreuses, sont mieux réparties entre point de vue de la mère et point de vue de l'enfant. Mais celles qui traitent du père souffrent encore de ce déséquilibre." p26

L'image d'Hector ramassant sa lance

"L'image d'Hector ramassant sa lance et partant affronter les Grecs laisse une empreinte des plus mélancoliques dans nos mémoires. Voilà un père qui accomplit un geste simple avant même d'être héroïque - aussi simple que celui du paysan parti au champ muni de sa bêche pour nourrir sa famille du fruit de son labeur. Une réalité disparue aujourd'hui car, en nous éloignant de la nature, nos enfants ont cessé de voir les pères travailler." p112

"L'armure est une métaphore complexe de l'institution paternelle. Comme chaque construction récente et fragile, à réinventer dans chaque société et dans chaque famille, l'autorité du père reste un colosse aux pieds d'argile. Mais tous, y compris les pères les plus arrogants, en ont l'intuition, dans le tréfonds de leur inconscient. Qu'il reçoive ou non des valeurs militaires pendant son éducation, chaque père ressent la fragilité de sa condition et est tenté, quoi qu'il fasse, de se servir des armes comme d'un rempart."  p114

Ce que veut dire le mot patrie

"À force de l'employer, nous avons oublié ce que le mot « patrie » veut dire. En grec, le père se dit pater (formé sur la racine pa- : posséder, nourrir, commander). Patria ou patris gaia ne veut pas dire « ma terre » mais « la terre des pères ». La patrie ne m'appartient pas, elle appartient aux pères. Pour appartenir à la patrie, je dois à mon tour faire partie des pères. Ma personne physique et cette terre bien concrète sont unies par un lien métaphysique : l'idée paternelle." p133

Les deux dangers qui guettent la psyché masculine

"[...] laisser une femme devenir trop puissante est aussi dangereux que de laisser (symboliquement) un principe féminin dominer la psyché masculine. Ces deux dangers (l'un extérieur, l'autre intérieur) peuvent être écartés à condition de s'approprier la rationalité et la capacité à concevoir un projet, qui sont le propre de l'esprit patriarcal. Incapable de garder la moindre vision d'ensemble et d'atteindre son but ultime, le principe féminin ressemble au papillon qui vole de fleur en fleur." p195

Charité et amour pour le prochain préfigurèrent l'égalitarisme moderne

"Loin de manifester la moindre intention antipaternelle, le dogme chrétien insiste sur la vertu de l'obéissance traditionnelle. Il n'en demeure pas moins vrai que le passage de Jésus à la figure du Christ (en d'autres termes, la fondation d'une religion subversive) allait ébranler le fondement même du patriarcat. A la différence du pouvoir central romain trop éloigné, le peuple autochtone de Judée en eut immédiatement l'intuition et refusa dès lors, cette nouvelle croyance.

Les concepts chrétiens de charité et d'amour pour le prochain préfigurèrent l'égalitarisme moderne sous toutes ses formes et jetèrent indirectement les bases de l'antipaternalisme qui en fut le pendant tout au long de l'histoire." p205

L'invisibilité des pères

"Du jour où il abandonne la pioche pour entrer à l'usine, le paysan disparaît immédiatement du champ de vision de son fils - il en va de même petit à petit pour l'artisan, le maréchal-ferrant ou le charpentier. Désormais remplacés par des objets à bas coût fabriqués par des machines, leurs produits sont évincés du marché. Voilà ces pères condamnés à s'exiler dans des ateliers où l'on travaille le bois et le fer, où ils servent des machines, qui servent à leur tour un patron lointain. Préposés à des tâches limitées et répétitives, les nouveaux ouvriers perdent tout esprit d'initiative, leur travail ne comportant aucun imprévu. Hormis la répétition de leurs gestes, plus aucune responsabilité ne leur incombe. Privés de leurs compétences, ils cessent d'être fiers de leur métier : les voilà dépossédés du fruit de leur travail qu'ils n'ont d'ailleurs même plus la possibilité de voir. 

Plus grave : ceux-ci peuvent même perdre toute autorité sur leurs enfants, et la place qui leur était assurée dans leur imagination et dans leur cœur. L'activité, la journée de travail et même les sentiments des pères sont désormais trop éloignés de leurs enfants. Les pères rapportent un salaire mais ne pourvoient plus à l'apprentissage direct et à l'initiation à la vie adulte - fonction inestimable, qu'aucune instance professionnelle ou institutionnelle ne saurait remplir. p220

L'enfant a honte de son père

"[...] pour la première fois dans l'histoire, l'enfant a honte de son père - ou plus exactement : d'avoir pour père un homme dont il refuse d'être le fils. Dès lors, la société se retrouvera confrontée au problème des enfants qui refusent de grandir - et, plus tard, à son pendant moderne : celui des adultes qui font tout pour éviter de l'être.

Une figure inédite vient de faire son apparition dans l'imaginaire collectif des sociétés occidentales : le père indigne, auquel la littérature, l'iconographie et la législation du XIXe siècle commencent à s'intéresser. Ce dépérissement du tissu familial [...] encouragea l'État à se substituer à l'autorité paternelle dont la Révolution avait contesté jusqu'au principe même. Chaque nouvelle étape de ce processus cyclique rabaisse l'ordre paternel : sa chute s'accélère." p223

L'impact des guerres du XXe siècle

"Malheureusement pour eux [les enfants], la longue absence des pères - un phénomène inédit dans l'histoire des guerres - s'est déroulée non pas dans une période de stabilité des valeurs mais à l'heure d'une critique sans précédent de l'autorité paternelle sous toutes ses formes. Quelques années suffirent pour que la pédagogie et la psychologie s'en prennent au même moment (et sans se concerter) à l'absolutisme du chef de famille, tandis que les nouveaux mouvements politiques mettaient à mal les gouvernants, et que le positivisme et la laïcité s'attaquaient au Père céleste." p232

"[...] ce que le fils perd atteint des proportions inimaginables. L'interminable éloignement du père (qui risque presque d'être oublié) est susceptible de conduire sa famille à la ruine, mais pas seulement. Pour la première fois, la diffusion de la pédagogie et de la psychologie dans la société a permis de souligner combien la privation d'un géniteur compromet le développement de l'enfant. En se rangeant du côté de l'enfant, c'est ce point de vue novateur qui vient porter un coup mortel à l'autorité traditionnelle du chef de famille [...]." p234

Lent et long déclin de la figure paternelle

"Les pays occidentaux sont le théâtre d'un lent et long déclin de la figure paternelle - hésitant au début des temps modernes, manifeste au cours des deux derniers siècles. Un sort partagé par les incarnations de l'autorité religieuse ou étatique, que nous considérons comme les métaphores collectives du père." p240

"Tandis que ses fonctions psychologiques traditionnelles sont progressivement délaissées, ses tâches concrètes échoient désormais aux mères ou à différentes institutions. Son érosion psychologique s'accompagne de sa disparition physique. Combien de pères se sont-ils éloignés de leurs enfants ?" p273

Démission du père spécifique à la génération actuelle

"Dans sa pratique quotidienne, le psychanalyste est confronté à d'innombrables indices attestant une démission du père, cachée sous des formes inconscientes mais radicales, et spécifiques à la génération actuelle.

L'homme semble régresser vers l'animal, redevient un simple mâle, et refuse d'être un père et un mari. Féconder la femelle : voilà la priorité de l'instinct animal masculin. La relation amoureuse et la paternité sont le cadet de ses soucis. Bien que la clientèle des psychanalystes ne soit jamais très nombreuse, la récurrence de ces phénomènes prouve qu'il ne s'agit pas d'un mal particulier, mais du symptôme d'un renoncement plus général des hommes à la civilisation. La sexualité en libre-service mine la monogamie, menaçant par là-même l'existence de la figure paternelle qui l'avait inventée." p302

L'influence des études néofreudiennes

"La décadence du père, déjà amorcée voilà plusieurs siècles, a été accélérée par l'influence des études néofreudiennes. Tout en déplaçant peu à peu son attention du père vers la mère, la psychanalyse s'est intéressée aux rapports primaires plutôt qu'aux rapports sociaux, et à l'expérience corporelle comme fondement de l'expérience spirituelle, cette dernière étant réduite ainsi à une superstructure. Ce faisant, elle s'est alignée sur une autre grande tendance de la civilisation occidentale : le désengagement de la dimension sociale de la vie humaine et de toute expérience communautaire laïque ou religieuse, et la victoire de l'individualisme et du sens du privé qui va avec." p302

"De notre point de vue, la psychologie postfreudienne est indirectement responsable de l'avancée de l'individualisme. En se focalisant presque exclusivement sur la notion d'instinct et sur la phase présociale de l'enfance, elle relègue au second plan la possibilité d'influer sur la société et invite au fatalisme. A ce titre, si des personnes cultivées ont souvent manifesté un vif intérêt pour la psychologie jungienne, c'est qu'elle attribue un rôle à cette capacité à se transformer qui distingue la culture du déterminisme biologique, mais aussi parce que sa dimension collective est à même de faire rempart à l'individualisme." p303

La consommation effrénée de notre civilisation

"Notre civilisation en est arrivée à un stade de consommation effrénée qui reproduit à l'échelle planétaire les besoins du stade primaire. Mais si cette façon d'être perpétuellement nourri au sein, sans rien donner en échange, est indispensable au cours des premiers mois de la vie [...], en revanche à trop vouloir tout, tout de suite, à trop s'éviter de souffrir (à l'adolescence comme à l'âge adulte), l'homme perpétue un état de dépendance psychique, où il n'apprend ni à donner ni à recevoir, alors que cette alternance est nécessaire pour faire de lui un être moral." p311

Le silence assourdissant des pères

"Le cabinet de l'analyste se fait l'écho du silence assourdissant des pères. Jour après jour, les patients reprochent à leur père de ne pas avoir pris la parole, pas même pour se défendre ; de ne pas avoir expliqué ou défendu leur point de vue; d'avoir été là mais de s'être tu; de ne pas avoir répondu à leurs enfants ou à leur épouse ; et ainsi de suite.

Pourtant, ce dont ces patients tiennent le plus rigueur à leur père, c'est de ne pas les avoir félicités pour les victoires qu'ils avaient remportées de haute lutte. Recevoir un compliment de leur père : voilà pourtant tout ce qui comptait à leurs yeux. L'incapacité des pères à célébrer rituellement les étapes symboliques de la vie de leurs enfants est un appauvrissement intime parmi les plus tragiques de notre époque. Nous savons acheter des biens de consommation hors de prix, mais nous avons oublié comment procurer de la joie, ce qui pourtant ne coûte rien." p322

Dominer et canaliser rituellement l'excès de force primaire de l'homme

"[...] nous avons également perdu de vue ce que doit être le rôle de l'homme alors que, des siècles durant, les sociétés les plus diverses ont compris qu'il fallait dominer et canaliser rituellement l'excès de force primaire de l'homme pour ainsi structurer l'institution familiale et faire progresser la civilisation.

Cette énergie explose aujourd'hui sous des formes régressives, comme une ultime tentative dégénératrice d'héroïsme futuriste. Dévoyée par de jeunes adultes désireux de multiplier les conquêtes féminines et, inconsciemment, d'être « promus adultes » (c'est-à-dire initiés), la force masculine cesse d'être un outil de progrès pour alimenter une débauche d'énergie gratuite, et parfois destructrice. Du coup, tout se passe comme s'il n'y avait que des inconvénients à être un homme, comparé à ce que cela représente d'être une femme. Trop occupés à s'émouvoir des attaques virulentes d'une certaine pensée féministe, les hommes s'avèrent incapables de mesurer le danger d'une régression jeuniste et antipaternelle." p326

Le père cesse d'être le représentant du Père

"[...] le père cesse d'être le représentant du Père, le premier maillon d'une chaîne qui unit le monde terrestre à l'au-delà. Mis en compétition avec les autres pères, avec la mère et avec ses propres enfants, il ne représente plus de valeurs « hautes », mais des valeurs économiques, séculières, quotidiennes - qui sont celles du monde dans lequel vit son enfant, et au-dessus duquel il lui fallait autrefois l'élever.

Le père n'est plus une incarnation de l'esprit, ni une figure austère. Son image idéale est embuée : nous ne le voyons plus qu'en chair et en os. Cette figure idéale de guide qui occupait une place stable dans l'imagination des enfants a été comme effacée pour être remplacée par celle du père absent, signe que le besoin d'archétypes ne saurait se dispenser d'images." p334

Recours à des gourous et des psychothérapeutes

"D'autre part, sur un plan individuel et privé, le besoin de père poussera le sujet à recourir à des gourous et à des psychothérapeutes. Si le mot « transfert » et la figure de l'analyste ont encore un sens, on s'attendra à ce que l'être qui ressent ce manque se tourne justement vers l'analyse. Mais le monde dans lequel il vit sera « maternel » : non pas tant parce que statistiquement les mères sont plus nombreuses, mais parce que notre quotidien, économique et technique, est maternel, de plus en plus tourné vers la satisfaction orale, immédiate, de la consommation, et de plus en plus soumis au résultat en temps réel. Paradoxalement, la quête du père conduira le sujet à chercher une aide psychothérapeutique, à ceci près que sa méconnaissance des qualités paternelles fondamentales que sont le projet et l'organisation dans le temps l'amènera à choisir des thérapies de courte durée, dans l'espoir d'arriver en temps quasi réel à des résultats probants." p355

Présentation de l'éditeur

« Suis-je le père de cet enfant parce que je l'ai engendré, ou parce que j’en prends la décision? » À notre époque où les pères se font de plus en plus absents, Luigi Zoja répond à cette question impérative en se plaçant du point de vue du père pour livrer une brillante analyse des images archétypiques et des représentations mentales de la figure occidentale du père.

Psychanalyste jungien ouvert à toutes les questions de culture et de société, l’auteur puise aux sources de l’anthropologie et de la mythologie et nous entraîne en particulier dans une vibrante relecture de la paternité depuis Homère et Virgile jusqu’au siècle du cinéma et des totalitarismes.

Au cœur de la question du « devenir père », le clivage éternel du masculin entre deux identités non unifiées (mâle/père), le paradoxe du père affecté de rigidités affectives et relationnelles, sont éclairés par de nombreux exemples: Ulysse, Achille, Hector et Énée, le père américain selon Steinbeck, les pères des sociétés totalitaires mis en accusation par leurs propres enfants.

Ce grand texte devenu un classique nous aide à comprendre pourquoi tant d’enfants, élevés sans père et sans idéal paternel, sont assaillis par un essaim d’images virtuelles à caractère mâle et viriloïde…

En assimilant le sens profond du magnifique geste d’Hector – qui, élevant Astyanax à bout de bras, prie les dieux pour que son enfant le dépasse en force –, puissent les pères d’aujourd’hui se voir enseigner cet art, si difficile, qu’est l’egoconstruction d’un père authentique.

Editions Les belles lettres et La compagnie du livre rouge
Traduction de l'italien par Marc Lessage avec le concours de Pierrette Crouzet
15 x 21,6 x 3 cm - 384 pages

Luigi Zoja

Luigi ZojaPsychanalyste jungien, sociologue, il vit et travaille à Milan; il a notamment été président de l'Association internationale de psychologie analytique (IAAP). Dans ses nombreux ouvrages, il analyse les travers collectifs des sociétés contemporaines, en les mettant en perspective dans la longue durée culturelle, comme ici avec Le Père, texte déjà traduit en dix langues et considéré comme un classique sur un sujet rarement traité de manière aussi approfondie.

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