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L'archétype du puer a été initialement étudié par Marie-Louise von Franz et James Hillman. Chantale Proulx, dans son essai S'affranchir, explore cet archétype et développe une réflexion d'une grande actualité.
Entretien avec Chantale Proulx.
Mon investigation de l’archétype de la jeunesse éternelle ou de l’enfant divin se limite à l’adolescence comme mode de fonctionnement, ce qui évoque la figure du fripon chez C.G. Jung ou, plus généralement, des modèles mythologiques tels qu’Hermès, Dionysos, Éros, le héros.
Le puer aeternus est un fils sans terre (Métamorphoses, Ovide) ou un dieu-enfant né de la nuit des mystères d’Éleusis. En clinique et sur le plan social, on remarque que l’homme qui incarne la figure du puer évolue dans l’hédonisme et l’ouverture, sans carrure morale.
On fait généralement référence à l’archétype du puer pour baptiser un certain type d’homme qui se trouve aux prises avec un complexe qui le condamne à vivre dans une attitude passive, sans structure et sans remous provenant de sa vie intérieure.
J’ai poursuivi ce portrait en étudiant une tendance dans la société actuelle. Par déficit d’identité personnelle et sous l’emprise de la Grande mère, ce possédé se sent possiblement victime des femmes de sa société. Il lui manque la connaissance de soi et une maturation du moi.
Puisque c’est la rencontre avec divers archétypes de la psyché qui permet l’équilibre et l’évolution, une telle constellation de l’archétype du puer fait perdre de vue le caractère complémentaire du senex : le Vieux Sage ou le mentor.
Dès lors, on se trouve possiblement dans une société qui craint le vieillissement et qui dénie la mort. Toutefois, constater que la conscience actuelle serait enlisée dans les affres de l’adolescence serait plutôt une bonne nouvelle et une avancée sur les considérations de Carl Jung qui avançait que
pour sa part la plus considérable, l’humanité vit dans un état d’enfance.
Le puer est extrêmement envoûtant parce qu’il est curieux, centré sur son expérience personnelle, inventif, léger, enthousiaste, fougueux par son
goût pour la nouveauté et l’extraordinaire, la prise de risque et la quête des sensations fortes.
Néanmoins, sa superficialité et son besoin d’intensité priment sur sa capacité à prendre soin de son habitat. Et son manque de prudence envers lui-même peut le rendre redoutable et violent. Instable et en manque de limites personnelles, le puer redoute la profondeur d’âme.
En clair, la société actuelle enferme tout un chacun dans la caricature de sa propre adolescence axée sur l’individualisme et la requête égocentrique tandis que l’affranchissement ou le devenir soi exige de prendre un recul et de mettre en suspens des valeurs délétères de toute culture.
La nôtre, actuellement, offre des moyens de nous éloigner de toute vie intérieure. La quête frénétique de jeunesse éternelle s’entretient par l’économie et nous rend étrangers aux joies de prendre de l’âge. Si cette crise d’adolescence est collective comme je le suppose, elle se reflète dans le narcissisme, ce qui est tout à fait reconnu comme un marqueur du monde actuel.
Le puer baigne actuellement dans les eaux du matérialisme sans possibilité d’en prendre une distance parce qu’il vit dans l’instant présent; exauçant ses besoins extatiques dans une conscience excessive de soi.
Toutefois, le puer d’énergie mercurienne est également capable de changement. Il est doté d’une forte énergie de croissance. C’est la figure du Trickster, ce
sauveur du monde disait Jung, qui se présente aux moments les plus inattendus. La jeunesse possède la vitalité, l’enthousiasme, et l’inspiration, pour nous faire émerger du marasme actuel.
Oui, tout à fait, comme un modèle du parfaire de l’identité personnelle et collective. Je suis étonnée que Carl Jung n’en ait pas fait mention.
Homère a écrit à un âge tardif cette épopée d’un héros en vadrouille sur la Méditerranée. Ulysse tente de rentrer chez lui en se battant contre des vents fous – le père Poséidon – qui lui causent bien des misères. D’une flotte de douze navires, il sera le seul survivant de cette quête de dix longues années.
Tous les personnages qui viennent en aide à Ulysse sont des figures féminines;
sa mère, la déesse Athéna comme déesse protectrice et mentor, sa nourrice, la magicienne, les dévoreuses monstres marins Scylla et Charybde
ainsi que les sirènes, la séductrice, Perséphone ou la guide vers le royaume des morts
ainsi que les quatorze âmes des héroïnes trépassées, la salvatrice Leucothée, la Reine Araté et la princesse Nausicaa, sa femme Pénélope - ce qui nous rappelle que toute évolution ou individuation se fait d’abord par la rencontre avec le féminin.
Chez Jung, cette quête prit la forme d’une anima sentimentale – archétype fondamental du processus d’individuation. L’anima apparait clairement dans l’Odyssée avec l’enchanteresse empoisonneuse Circé qui devient l’alliée et la guide vers l’intuition du héros, et également avec l’ensorceleuse Calypso qui le tient captif et lui fait oublier la quête.
C’est en homme mûr et accompli, en Roi, qu’Ulysse rentre au château à Ithaque pour retrouver son fils et sa femme. Il me semble que l’odyssée d’Ulysse correspond tout à fait à l’accomplissement possible de l’homme occidental : apprendre à maîtriser ses pulsions et ses besoins, à s’affirmer et à mettre ses limites, à s’abandonner à son monde intérieur, à faire preuve de prudence, d’humilité et de discernement, à devenir un père.
C.G. Jung s’opposait aux vues déterministes de Sigmund Freud concernant la névrose comme étant le résultat d’une cause sexuelle traumatique. La névrose se comprend comme un refus de son propre devenir. C’est le manque de sens ou de quête qui empêche la pleine réalisation de l’être.
Avec l’évolution de la psychologie, la recherche a mis en lumière que ce ne sont pas les traumatismes de l’enfance qui déterminent la qualité d’une vie adulte, mais bien les relations qu’on entretient au cours de la vie.
Au cours du siècle dernier, la psychanalyse s’est popularisée à travers une course victimaire, accentuée par la psychologie humaniste en Amérique. Il faut dire que le puer est particulièrement préoccupé par sa blessure personnelle, par son vécu ou sa subjectivité, de sorte qu’il arrive mal à réfléchir et à discriminer.
L’engouement général pour l’écriture de l’intime et la psychothérapie orientée vers l’imperfection du passé familial nous maintiennent sans doute dans un présent étouffant. Forcément, à chercher désespérément la source de nos malheurs dans le passé imparfait, la psychologie risque de nous confiner à une position d’inconscience quant au cheminement à accomplir.
Néanmoins, dans cette même veine, la psychologie d’Abraham Maslow nous propose l’actualisation de soi par la voie de la réalisation des besoins ontiques ou des «métabesoins» tels que la justice, la simplicité, la bonté, la beauté.
L’être humain a besoin d’atteindre la complétude, la croissance la plus élevée, au risque de développer des «métapathologies» ; la stagnation psychique, notamment.
En ce sens, la névrose comme maladie commune peut se comprendre comme une négligence de nos besoins ontiques, de notre humanité. Jung nous invite à l’accueil de l’archétype, à l’amplification du symbole, tandis que Maslow souligne l’importance de la motivation humaine vers la transcendance de soi. Il s’agit toujours, en quelque sorte, de quitter ses esclavagismes et ses attachements pour une vie plus ample; pour le Soi, dirait Jung.
Selon les résultats de recherches concernant la moralité postconventionnelle de L. Kohlberg, l’évolution du moi de J. Loevinger, l’intelligence postformelle, la personne accomplie d’A. Maslow, ainsi que de mes propres recherches et observations sur la complexification de la conscience, environ vingt pour cent des individus cherchent à se parfaire par la voie de l’individuation, de la réalisation de soi ou de l’affranchissement.
Et environ quatre pour cent des gens montrent un développement exceptionnel. Mon questionnement de départ pour la rédaction de S’affranchir était de tenter de comprendre pourquoi on trouve un si grand nombre d’orphelins chez les grands penseurs, chez les chercheurs et chez les mystiques, à savoir pourquoi les orphelins sont si pressés de se transformer et de changer le monde, en quelque sorte.
Je formule diverses hypothèses concernant la spiritualité naturelle de celui qui ne peut fonder son Soi dans l’autre, chez sa mère. L’orphelin privé d’un attachement fondateur et d’appartenance n’a pas d’autre choix que d’investir dans l’ailleurs, dans plus grand que soi.
La personne motivée par la transcendance de soi, ou accomplie, témoigne de la santé mentale possible. Elle se dégage du superficiel pour mettre en lumière la complexité et les paradoxes d’une vie humaine axée sur l’être.
Il est difficile d’en faire un portrait puisqu’une telle personnalité se montre comme étant un peu tout et son contraire; par exemple, à la fois naïf et rêveur à ses heures et extrêmement lucide et concentré à d’autres moments. Une telle personne sait s’évaluer de manière équitable et neutre, en détenant également une perception juste et globale de la réalité.
Par ailleurs, en ne s’accrochant pas au familier, elle conserve une vue innocente sur le monde en éprouvant même une attirance pour le mystère et pour les occasions de croissance. De manière évidente, on observe chez une telle personne accomplie et intègre une créativité naturelle et constante déployée à multiplier sa propre vie, dans toutes ses dimensions.
La joie de la création se présente comme découlant d’un avènement de l’âme plutôt que d’une œuvre proprement dite ou d’un évènement. L’énergie de ce créateur se mobilise pour une tâche à accomplir, un processus, ou pour la résolution d’un problème.
La créativité expose l’être en mouvement et en devenir, l’expression du Soi ou de la nature divine, dirait Jung. Le but est de partager, d’éclairer surtout, de témoigner de sa vérité tenace qui transcende les mœurs et les époques, d’une véracité qui porte un message unique de l’âme comme point de référence.
Ce message d’une force vitale irradie de l’être de la personne. Ces créateurs se révèlent être les personnes les plus altruistes et les plus aimantes, amoureuses de la vie, insensibles à la critique comme à la flatterie, ainsi qu’aux façades, en arborant une attitude indépendante par rapport à leur culture.
Ils se centrent sur des questions éternelles et globales, sur des problèmes qui se situent à l’extérieur d’eux-mêmes et envers lesquels ils ressentent une responsabilité. On peut ajouter encore que ces personnalités bigarrées, souvent d’allure a sociables, considérées souvent comme des individus psychiquement malades (ils ont souvent des expériences mystiques ou paroxystiques), sont tout à fait compétents pour instaurer des relations intimes, voire pour entretenir de grandes amitiés.
Néanmoins, leurs préoccupations s’orientent vers tous les individus plutôt que vers quelques personnes. Bien entendu, les personnes saines ou exceptionnelles, forcément favorisées par une forte personnalité, ne sont pas exemptes de terribles défauts ennuyeux. Une conscience plus lumineuse sur le monde rend notamment impatient envers les autres et fait s’insurger contre tout ce qui peut être corrigé.
Enfin, il faut se souvenir que Carl Jung écrivait que le processus d’individuation ou le devenir soi – qui est synonyme d’affranchissement au cœur de mon essai – n’est une voie à emprunter que pour les individus qui y sont contraints par la dure nécessité intérieure. Comme Jung l’a bien montré par son processus d’individuation, les personnalités accomplies sont plus androgynes et plus heureuses parce qu’elles aiment mieux, tout en se dégageant des problèmes courants.
En ces temps de postmodernité, les êtres humains soumis au marché et aux dieux économiques manquent d’air (d’esprit)! L’égocentrisme du puer le rend incapable d’intimité réelle avec lui-même et avec l’autre. Et comment imaginer un devenir exceptionnel lorsqu’on se croit jeunot, déjà parfait et autosuffisant?
À l’évidence, la culture actuelle sans forme supporte mal l’intégrité et fait disparaître l’idée même d’un absolu, tout en maintenant des illusions libertaires. Or, la jeunesse enlisée dans une pensée sans distinctions, sans modèles autres que d’éternels adultes puérils, apprend tôt dans la vie que tout s’équivaut.
En d’autres mots, Narcisse – possédé éternellement par son image –, sans passé ni culture, ne reçoit pas forcément un enseignement qui l’amène à se démarquer ou à s’affranchir, à apprécier la qualité morale.
Ce temps jadis consacré à la recherche, à l’évolution personnelle, au recueillement, se renferme dans la technologie. Il faut du génie aujourd’hui pour émerger de l’indifférence, du nihilisme, de la haine contre la vertu, des communications strictement fonctionnelles, pour devenir un ami authentique en prenant en considération l’être de chacun, et pour viser le plus grand. On oublie facilement le sens de l’âme.
J’enseigne la psychologie à l’Université de Sherbrooke, au Québec. Ma thèse de 1991 portait sur le processus d’individuation. Depuis, ma motivation à la recherche, à l’écriture d’un essai, s’emballe lorsque je perçois un archétype gisant sous la culture pour créer des obsessions.
J’ai publié en 2005 la première version (Filles de Déméter) de Devenir mère, voyage au centre de soi (2018) afin de mettre en valeur la crise d’identité que suscite la maternité vécue en toute conscience de l’initiation dans laquelle une mère est impliquée. Pour ce faire, j’ai revisité Déméter et des mythes encore plus anciens (Inanna) afin d’illustrer cette quête singulière.
Puis j’ai poursuivi mes recherches avec l’enfance (Plaidoyer pour une enfance
heureuse, 2015). Mon Petit traité de la vie sexuelle contemporaine : revanche d’Aphrodite et hypersexualisation (2012) fait part de mes connaissances issues de ma pratique clinique et d’une vingtaine d’années d’enseignement de la sexualité humaine. Il m’apparut que l’hypersexualisation qui sévit depuis l’avènement de ce nouveau millénaire exprime dramatiquement l’ombre d’une Aphrodite bafouée. Nous avons commercialisé et objectivité la déesse de la beauté et de l’amour.
S’affranchir est une promenade parmi les poètes, les amants de la nature et de la spiritualité, en visitant les philosophes qui ont inspiré C.G. Jung. C’est un essai de philosophie qui expose les fondements de la petite enfance comme source d’affranchissement.
Propos recueillis par Jean-Pierre Robert, janvier 2020.
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