Cet entretien avec Christian Gaillard nous plonge dans le monde de l’art, de Lascaux à Anselm Kiefer. C’est l’objet de son ouvrage L’art nous précède. Il souligne combien les abris rupestres et le cabinet d’un analyste offrent des expériences bien proches.
Les éditions Baghera – 20,8 x 14,1 x 2,5 cm – 484 pages
EFJ : Votre dernier ouvrage L’art nous précède nous invite au voyage à partir d’œuvres d’art qui commencent à la préhistoire. Quel est leur fil conducteur ?
Christian Gaillard : Un fil conducteur ? Il n’a été longtemps pour moi qu’en filigrane. Ce livre n’obéit pas à un plan prévu et préconçu, à un ordre préétabli et voulu. Il est né dans une sorte de désordre. Au rythme de mes rencontres et découvertes inopinées, souvent inattendues, puis de ma fréquentation, longtemps étrangement insistante, de certaines œuvres d’époques et de styles divers, qui m’ont arrêté au gré de mes déambulations, de mes voyages et recherches de ci, de là.
J’en avais fait la matière de mon enseignement de psychanalyse de l’art à l’adresse des artistes, ou futurs artistes, des Beaux-arts de Paris. Tout d’abord, et pendant bien longtemps, sans souci ni projet de chronologie ou d’histoire. Du moins à ce que je croyais.
Et voilà qu’à l’occasion de conférences que j’avais à donner dans une université américaine – et au rythme de mes lectures renouvelées de Jung -, s’est esquissé, progressivement, puis avec insistance, et bientôt avec évidence, une dynamique, la dynamique d’une affaire en cours, qui part des tout premiers temps de notre préhistoire et se développe, se transforme dans ses manières, par étapes, par époques, jusqu’à nos jours.
Quel est l’enjeu des œuvres explorées ici ? de chaque chapitre de ce livre ? et de l’ensemble de ce parcours ? Ce sont ces questions qui m’ont servi de fil conducteur tout au long de ce livre.
Votre regard d’analyste jungien croise celui des historiens de l’art et de bien d’autres disciplines ?
Oui, pour chacune des œuvres que je découvre et que j’explore je suis accompagné, et souvent précédé, par des historiens ou des spécialistes de l’œuvre et de l’époque considérées. Ils en connaissent beaucoup plus que moi. Ils peuvent à tout moment contredire, ou soutenir, ou nourrir, ce que j’en vois, et ce que j’en dis.
Je leur demande de me contrôler. Mais jusqu’à un certain point. Jusqu’au moment où je m’avance sans eux, conduit par mes questionnements et ma pratique de psychanalyste. Alors je m’avance seul, et m’adresse à qui veut bien m’accompagner ou me suivre.
Il en va ainsi des préhistoriens quand j’aborde une œuvre, des œuvres de la préhistoire. De même avec les critiques d’art quand il y va de nos arts contemporains. Et avec les ethnologues ou ethnographes, ou les hellénistes et les médiévistes. Je ne travaille pas seul. D’autant moins seul que bien souvent des débats surgissent avec mes collègues d’autres écoles de psychanalyse, qui peuvent m’éclairer, ou m’arrêter, au titre de leurs problématiques et expériences propres.
Et toujours j’ai à faire avec les artistes, mes élèves et collègues des Beaux-arts. Reste que de là je regarde, je perçois, j’entends, ressens et interviens à ma manière et dans les perspectives qui sont les miennes – comme lorsque j’accompagne mes patients, mes analysants, dans le silence de mon cabinet.
Vous dites que « le symbole est vivant dans la mesure où il engage à vivre ce qu’avec ses moyens propres, étonnamment sensibles mais énigmatiques, il représente » ?
Pour parler de cette réalité, Jung emploie le mot allemand si parlant de Wirklichkeit. Un mot qu’on pourrait presque traduire par « efficacité ». Il écrit « alles was wirkt is wirklich » – tout ce qui agit est réel. C’est-à-dire s’impose. Avec sa consistance, sa force et son effet propres. La force d’une énigme ? Le mot n’est pas trop heureux. Car il engage à ce qu’on déchiffre ce qui se présente.
On pourrait parler de « mystère ». Mais le mystère nous laisse coi, ou parfois nous envahit, ou nous fascine et sidère. Le fait est qu’un symbole en dit plus que je ne saurais dire. Du moins quand il est vivant.
Un symbole peut évidemment n’être plus que la trace de ce qu’il a été. Quand il vit de sa propre vie, dans sa réalité propre, non seulement il s’impose, mais il nous impose de nous mobiliser, tant bien que mal. Il dépasse, et largement, ce que nous pouvons en dire, et en faire. D’où l’exercice de l’« amplification » promue par Jung. Et aussi celui des « associations » voulues par Freud.
Il s’agit, tant qu’il est vivant, de ne pas trop s’en défendre. De lui faire place et de lui faire face, pour en prendre la mesure, s’y mesurer, et en prendre acte, pratiquement. L’approche des arts le requiert. La pratique clinique de la psychanalyse s’y emploie. Un symbole vivant est une source. Et il a toujours le dernier mot.
Vous êtes un véritable guide et vous nous invitez à découvrir, ou redécouvrir, des œuvres majeures ?
Guide, je ne sais pas. Sauf au sens où on l’entend en montagne. C’est-à-dire que j’accompagne, parfois allant devant, oui, parce que j’en ai vu d’autres, et suis censé avoir une certaine expérience.
Le plus souvent, dans mon cabinet, je suis à coté, aux côtés, de celui ou celle qui se risque dans ses propres avancées. Ou plutôt un peu derrière. Pour veiller à sa bonne marche, et démarche. Et le cas échéant intervenir, pour veiller au grain, éviter quelques pièges, et ouvrir une voie. Pour assurer, et rassurer. Et s’ouvrir à ce qui arrive.
En psychanalyse de l’art, je fais de même. A l’usage de qui cherche à m’entendre, ou à me lire, et à se servir de ma présence ou de mes avancées. Mais, dans l’enseignement universitaire, sans le cadre et le rituel de nos rencontres et échanges de cabinet. Ce qui rend l’exercice plus incertain. Du genre bouteille à la mer. Qui sait ce qu’elle deviendra ? Et qui s’en servira ? Et ce qu’on en fera ?
L’Histoire de Nastagio degli Onesti – Sandro Botticelli – 1483 – page 120
Vous établissez un parallèle entre les abris rupestres, les grottes et le cabinet d’un analyste ?
Plutôt que d’un parallèle, ou d’une comparaison, il s’agit là de deux expériences bien proches, bien cousines. Celle d’un espace protégé, et protecteur. Où on peut se risquer. San trop savoir ce qui va se présenter, ce qu’on va rencontrer et découvrir. Ce qui va se manifester, et ce qu’on va vivre. Sans plus les moyens dont on s’est servi jusqu’alors.
Ce qui, en matière de préhistoire, est d’abord une expérience physique. Avec une lampe, une loupiotte, et aussi une corde, souvent, pour s’engager et crapahuter dans une grotte.
Et en psychanalyse, le corps bien posé et reposé sur un divan ou calé dans un fauteuil ad hoc, et pour un temps suffisant, bien défini. Ce qui, dans les deux cas, demande qu’on attende, et aussi qu’on s’avance. Qu’est-ce qui advient, ou survient alors ? ou alors rien ? Parfois c’est bien long. Et parfois un peu dur. Ou trop fort. Ou décevant. Et parfois trop bref.
Mais c’est une démarche. On s’y fait. S’apprêtant à recevoir, et à considérer, à tâtons, ce qui se présente, et se représente, ou pas. Vaut mieux en avoir le goût. Qui dans les deux cas est à la fois celui d’un privilège, et celui d’une aventure dont on ne revient pas comme on y était entré.
Vous contribuez depuis longtemps au rapprochement des différents courants psychanalytiques. Quelle place occupent-ils dans l’analyse des œuvres décrites tout au long de votre livre ?
J’ai toujours eu, je crois, le goût des échanges, c’est-dire des rencontres, et aussi du débat. Notre pratique clinique le demande. Non seulement on s’y débat, souvent. Mais on y cherche ce qu’on n’a pas encore trouvé, ou reconnu, ou assez fréquenté. Ou pas voulu savoir.
L’engagement dans la recherche et l’enseignement engage aussi à pratiquer les collègues qui s’avancent sur les mêmes questions, chacun à sa manière, avec ses attendus, ses moyens et ses perspectives propres.
J’ai longtemps enseigné aux Beaux-arts de Paris conjointement avec une analyste très évidemment lacanienne. Tantôt j’enseignais, j’explorais une œuvre placée entre nous, et elle intervenait ensuite à l’adresse de nos étudiants et à la mienne pour dire son approche propre de la même œuvre, les attendus qui étaient les siens, ses positions et ses perspectives.
Tantôt c’était elle qui enseignait, et j’intervenais après elle. Et après chaque cours ou séminaire – c’était notre organisation et notre règle – nous passions tout un temps à reconsidérer seuls l’un avec l’autre ce que l’un et l’autre, ou nos élèves artistes, avaient fait entendre et soutenu. Ce qui demande une attention vraiment ouverte à la démarche de l’autre, et de la part de chacun un souci d’évaluation et d’ajustement, parfois de réorientation, de la sienne propre. Et demande aussi aux étudiants de ne pas trop s’en tenir à une leçon entendue et à quelque orthodoxie.
J’ai longtemps conduit sur le même mode, dans la cadre de notre Institut Jung de Paris, un séminaire d’analystes en formation, cette fois avec un collègue très classiquement freudien.
Dans un cas comme dans l’autre, l’exercice demande assez de confiance et d’estime réciproques pour déjouer les risques immédiats de mobilisation de nos défenses, résistances et refoulements ordinaires.
On verra que dans les essais de psychanalyse des processus de création et des œuvres publiés dans ce livre j’ai tenté aussi d’écouter les approches d’analystes d’autres écoles, de m’y rendre attentif, et de m’y confronter.
Sans doute est-il bon pour chacun de nous de savoir si on est jungien, ou freudien, et quelle espèce d’analyste jungien ou freudien on est. Et aussi de savoir qu’il existe d’autres façons d’entendre, de penser, de réagir…
Vos articles sont nombreux, on ne les compte plus ! Parmi vos ouvrages, Jung dans la collection Que sais-je ? ne cesse d’être réédité ?
Oui, ce fut un sacré défi pour moi d’écrire ce livre. Et je m’étonne toujours qu’il soit maintenant publié dans 8 ou 9 langues, et qu’il en soit à sa septième édition française.
Il se pourrait bien que la voie ouverte par Jung à la psychanalyse réponde à une sérieuse attente de notre temps. Et ceci d’autant plus que nous en sommes aujourd’hui à la 4ème ou 5ème génération d’analystes après lui. Dans un contexte de civilisation et de culture sensiblement différent du sien.
A un moment où les échanges, les interactions, et les débats entre les différentes traditions qui composent le mouvement psychanalytique, et aussi leurs développements dans des régions du monde bien différentes de celles de ses origines, sollicitent, provoquent et nourrissent le renouvellement de nos façons de penser et aussi de nos pratiques cliniques.
Je vois et je crois que la perspective et la prospective développées par Jung à propos des devenirs de notre histoire collective – après le christianisme et dans sa foulée – nous mettent étonnamment en prise sur ce qui se joue et se trame de nos jours. Mais quelle place et quel usage faisons-nous de cette dimension de sa vie et de son œuvre ?
Nous remercions Christian Gaillard d’avoir pris le temps de répondre à nos questions et nous encourageons nos visiteurs à lire cet ouvrage.
Septembre 2021
Présentation de l’ouvrage et dédicace
Christian Gaillard présentera et dédicacera son ouvrage le 7 octobre 2021 à 19h à la librairie Delamain, 155 Rue St Honoré, 75001 Paris. Ceci en conversation avec Alain Gibeault, psychanalyste formateur, membre de la Société Psychanalytique de Paris.
Réservation souhaitée par mail à editions.baghera@gmail.com
Table des matières
Introduction – Aller de l’avant?
I. Du cabinet de l’analyste aux cavernes de la Préhistoire
II. Une rencontre à Herculanum
III. Qu’est-il donc arrivé au paradis ? De Boccace à Botticelli
IV. De Durer à Cranach, mélancolie noire et mélancolie rouge
V. Le Narcisse du Caravage et celui d’Ovide
VI. Mais qui est donc Barbe Bleue ? Le 19e siècle aux prises avec un ogre
La Barbe Bleue. Le conte de Perrault, version 1862
VII. Une autre histoire de Barbe Bleue, de nos jours
VIII. Jackson Pollock au bord du puits, le défi de la figuration
IX. Rétrospective
X. Avec Anselm Kiefer, les vases sont brisés et un livre s’ouvre
Christian Gaillard
Christian Gaillard est docteur en psychologie, psychanalyste formateur, ancien président de la Société Française de Psychologie Analytique, puis de l’International Association for Analytical Psychology.
Longtemps professeur de psychanalyse de l’art à l’École des Beaux-Arts de Paris, il a enseigné dans différentes universités en France, ailleurs en Europe, et aux États-Unis.
Ouvrages présentés sur le site Espace Francophone Jungien :