C.G. Jung distingue une pensée logique, destinée à la communication, et une pensée plus inconsciente de la rêvasserie, des fantasmes et de la poésie inspirée.
La pénible acquisition du langage
L’expression onirique participe de la globalité des très anciennes racines d’où est issue notre manière de nous exprimer dans la vie courante. Rien ne se perd de ce qui s’est accumulé dans l’inconscient collectif.
Dans l’ouvrage Métamorphose de l’âme et ses symboles, ouvrage qui consomma sa rupture avec Freud, Jung écrit que la langue péniblement acquise, de ce qu’il appelle notre pensée dirigée, n’est pas autre chose que :
“Le degré avancé du cri lancé aux compagnons pour leur annoncer qu’on a trouvé l’eau, que l’ours a été abattu, qu’un orage approche, ou que les loups rôdent autour du campement.” (p.60)
Ce cri de découverte ou d’avertissement, il faut qu’on l’entende et qu’il soit compris.
Le langage se construit avec d’autres êtres humains, c’est une “façade, un pont, dont l’unique but est la communication”. (p.58)
La pensée dirigée logique, aisément communicable, s’oriente vers l’extérieur, utilise le savoir transmis et s’adapte aux comportements usuels. Cependant une question se pose : que se passe-t-il quand nous ne dirigeons pas notre pensée ?
Les deux formes de pensée
Il est impossible de rester en permanence dans un état de concentration et d’éveil permettant de conserver une pensée d’attention dirigée.
Il subsiste quantité de moments où cette sorte d’acte de la volonté, parfois très pénible, consistant à penser en mots et en phrases bien organisés, n’est plus possible. On plonge alors dans un état de pensée non dirigée, simplement associative, de suites d’images, de lambeaux de phrases sans significations, bref de rêvasseries. C’est ce qui fait dire à Jung, dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles (p. 67), que nous avons à notre disposition deux formes de pensée :
“… la pensée dirigée et le rêve ou fantasmes. La première travaille en vue de la communication au moyen des éléments du langage ; elle est pénible et épuisante. L’autre au contraire, travaille sans effort, spontanément pourrait-on dire, au moyen d’une matière qu’elle trouve toute prête, guidée par des motifs inconscients. La première crée des acquisitions nouvelles, adaptations, imitations de la réalité, sur laquelle elle s’efforce d’agir en même temps. La seconde au contraire se détourne du réel, libère des tendances subjectives et ne produit rien qui serve à l’adaptation.”
Surréalisme et poésie
Quand Jung écrit “ne produit rien qui serve à l’adaptation“ cela signifie qu’il s’agit d’une pensée libre, ne faisant aucun effort pour se mouler dans ce qui existe déjà.
Si on considère le surréalisme comme une sorte de dictée de l’inconscient, en l’absence du contrôle exercé par la pensée dirigée, son langage serait celui se rapprochant le plus de l’expression onirique.
La poésie inspirée, celle qui ne se contente pas de dire le déjà dit, ou de décrire le déjà vu, et quitte le niveau de la réalité humaine pour se laisser aller au jeu désintéressé des nouvelles associations, parle la langue du rêve. Le langage onirique, comme la poésie, exprime tout ou rien selon la possibilité de co-naissance de celui qui la reçoit.
Rêve et archétype du sens
L’expression onirique est une manifestation de l’archétype du sens qui suit son propre pattern.
Mais l’archétype n’a pas un contenu déterminé, c’est une structure vide et non une sorte de représentation inconsciente. Jung insiste sur ce point dans Les racines de la conscience :
“Les archétypes ne sont pas déterminés quant à leur contenu ; ils ne le sont que formellement, et encore d’une manière très conditionnelle. On ne peut prouver qu’une image primordiale est déterminée quant à son contenu que si elle est consciente, donc remplie de matériaux de l’expérience consciente.” (p.94,95)
En apparence, nous ne serions pas loin ici de la théorie freudienne des matériaux conscients refoulés dans l’inconscient du rêveur.
Mais il n’en est rien car Jung, toujours dans Les racines de la conscience (p. 49), pose la vraie question :
“Comment donnons-nous un sens, où prenons-nous le sens en définitive ?”
Ce n’est pas dans le conscient du rêveur qu’il va chercher cette possibilité de signification, mais dans les racines profondes du monde primitif. Pour donner le sens, nous utilisons des “matrices linguistiques” provenant d’”images originelles”.
Il n’y a pas d’expression de l’idée ou de la représentation qui n’ait sa phylogenèse et toutes ont à leur base des formes archétypiques dont, écrit Jung dans Les racines de la conscience (p. 50) :
“la perceptibilité est apparue en un temps où la conscience ne pensait pas encore mais percevait. La pensée (Gedanke) était objet de perception intérieure, non véritablement pensée (Gedacht), mais ressentie comme apparition, et pour ainsi dire vue et entendue”
Pensée préexistante et invention
Le langage du rêve, comme celui des surréalistes et de la poésie, s’efforce de nous communiquer cette sorte de pensée préexistante à laquelle s’ajoutent les indispensables acquis de la pensée dirigée. Nous pouvons, ainsi, retrouver une partie de la totalité initiale, tout en conservant la différenciation faisant de chacun de nous un individu unique.
“Tout ce qui exista une fois est encore présent et vivace en nous” (L’ homme à la recherche de son âme, p.297)
mais rien n’est jamais semblable parce que nous inventons et construisons le monde grâce à nos capacités d’action et de réaction au milieu avec lequel nous coexistons.
Les rêves agrandissent encore plus le cercle cognitif et peut-être même, si on en croit les paroles prononcées au songe 90 de la Rêveuse, peut-on briser ce cercle mais c’est une entreprise très périlleuse.
Rêve no 90 : l'afficher
Quand il s’agit de considérer l’évolution des formes et des figures, la question du vocabulaire est simple. Un cercle, un carré, un triangle sont des termes qui prêtent peu à confusion. Dès qu’il s’agit d’idées, de qualificatifs, du langage symbolique, se pose le délicat problème de savoir si les rêves sont dans leur langue d’origine ou une traduction.
Problèmes de vocabulaire et de traduction
La série du Rêveur est un exemple de la difficulté d’interprétation des rêves quand il n’y a pas contact direct avec les rêveurs et que l’on se retrouve devant un texte qui se présente comme un objet de recherche.
On se trouve confronté à un double problème méthodologique :
Le vocabulaire n’est pas exactement celui noté par le rêveur, puisque Jung propose des concentrés des songes.
Les rêves nous sont parvenus dans une traduction. Au moment où on passe d’une langue à une autre, toutes les assonances, inversions et autres jeux de mots sont perdus.
C’est pour cette raison que nous pensons que le corpus des songes de la Rêveuse offre, sur le plan de l’étude du discours du rêve, plus de possibilités car il colle mieux à la réalité de la manifestation de l’expression onirique.
Il suffit d’ailleurs de lire L’interprétation des rêves de Freud où Mysterium conjonctionis de Jung pour se rendre compte que certaines interprétations de textes ou de rêves sont incompréhensibles pour le lecteur non germaniste.
Le travail sur les séries de rêves
La série du Rêveur de Jung est remarquable, en tant qu’outil de travail, pour le chercheur qui veut observer l’évolution de la structure vers la formation d’un mandala. Cependant, on peut regretter de ne pas avoir eu accès à des rêves plus nombreux et plus variés, du fait qu’il a fait le choix de privilégier ce qu’il appelle “les rêves de mandalas”. Quand il y a choix, une certaine subjectivité intervient.
Voir les rêves de la série du rêveur Voir les rêves de la série de la rêveuse
Quand il s’agit de l’interprétation que Jung appelle historique, nous nous heurtons à la fois au problème de la langue et au fait que les commentaires sont très abondants. Ils sont parfois difficiles à suivre pour le non spécialiste de l’hermétisme et de la symbolique chrétienne moyenâgeuse.
Les commentaires de Jung sont cependant fort utiles car ils nous fournissent un solide appui pour étayer nos propres observations, même si la trame onirique se trouve parfois noyée dans les flots de sa culture. C’est pour cette raison que, dans nos écrits, nous avons commencé par nous appuyer sur le travail effectué par Jung sur les rêves de mandala, pour observer ensuite les convergences et les différences avec notre série de la Rêveuse.
Sur le plan symbolique, le matériau onirique étant plus riche dans la série que nous proposons, elle est privilégiée dans notre étude. Cela ne nous fait pas perdre de vue le but de la recherche : montrer que certains thèmes ou symboles sont communs aux deux sujets, qu’il existe une ressemblance dans leurs processus évolutifs, et que cela présuppose un fond commun sur lequel il convient de s’interroger.
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Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.