Selon la pensée de C.G. Jung, les nombres du un au quatre sont les ordonnateurs de l’esprit humain. À travers le filtre des quatre fonctions ils sont le lien entre la psyché et la matière.
Les quatre premiers nombres sont des manifestations archétypiques
Jung accorde une grande importance aux quatre premiers nombres qui sont, pour lui, chargés d’une quasi-réalité car ils sont à la charnière de la matière et de la psyché. Ils sont tout autant sentis que pensés.
Voir aussi : Alain Nègre À la frontière de la science et du mythe
Les facultés naturelles de reconnaissance immédiate des nombres sont, en effet, le plus souvent limitées à ces quatre premiers nombres au niveau de la perception directe et de la séparation des quantités concrètes. Ainsi que l’écrit Georges Ifrah dans sa remarquable Histoire universelle des chiffres :
« Notre pouvoir de séparation directe des quantités concrètes dépasse ainsi très rarement le nombre quatre. Aussi, pour nous permettre d’atteindre telle ou telle quantité supérieure à quatre, notre esprit ne fait-il plus appel à notre seul sens du nombre : il fait intervenir l’artifice du comptage abstrait, caractéristique de l’homme civilisé. » (p. 41 t.1)
Les quatre premiers nombres seraient donc des données instinctives, biologiques autant que psychiques. Pour Jung, ces nombres sont des manifestations archétypiques. Il écrit dans Synchronicité et Paracelsica :
« Ce qui sert avant tout à ordonner la multiplicité chaotique du monde des phénomènes, c’est en tout premier lieu le nombre. Il est l’instrument à nous donné pour établir une régularité préexistante mais encore inconnue, c’est à dire une structure ordonnée du réel.
Il est sans doute l’élément ordonnateur le plus primordial de l’esprit humain ; à cet égard, la plus grande fréquence et l’extension maximale reviennent aux nombres de 1 à 4, car les schémas d’ordre primitif sont pour la plupart des triades et des tétrades. (…) Ce n’est donc pas, sans doute, une conclusion par trop audacieuse que de définir le nombre, du point de vue psychologique, comme un archétype de l’ordre devenu conscient. »(p.57)
Les nombres sont instinctifs mais leur efficacité dépend du conscient
Jung pense que les nombres sont une productivité ordonnée de la psyché objective enracinée dans un système de coordonnées qui est instinctivement utilisé mais dont l’efficacité dépend du conscient.
Le comptage peut devenir le dernier recours du conscient contre le chaos. C’est ainsi que, dans Un mythe moderne, il écrit :
« (…) alors que tout l’abandonne il ne peut plus avoir recours qu’au plus primitif des moyens, à savoir les chiffres. Lorsque l’esprit se trouve en présence de caractéristiques peu ou pas du tout comparables, il ne lui reste plus comme schéma ordonnateur que la ressource de compter ». (p. 206)
Voir les rêves de la série du rêveur Voir les rêves de la série de la rêveuse
Si on pense aux deux séries du Rêveur et de la Rêveuse on peut s’appuyer sur ce texte, toujours de Synchronicité et Paracelsica, pour chercher une explication de la structure numérique des deux rêveurs :
« Fait remarquable, les images psychiques de la totalité que l’inconscient produit spontanément, en particulier les images du Soi en forme de mandala, possèdent aussi une structure mathématique. Ce sont en règle générale des quaternités ou des multiples de quaternité. Ces figures produites par l’inconscient n’expriment pas seulement un ordre, elles le créent aussi.
C’est pourquoi elles apparaissent surtout dans les situations de désarroi psychique, comme compensation d’un état chaotique, ou bien elles formulent des expériences numineuses. Il faut à ce propos souligner que ces structures ne sont pas des inventions de la conscience mais des productions de l’inconscient, ainsi que l’expérience l’a suffisamment prouvé. Bien sûr la conscience peut imiter ces figurations de l’ordre, mais de telles imitations ne prouvent nullement que les originaux seraient aussi des inventions conscientes. De ces faits il ressort irréfutablement que l’inconscient utilise le nombre comme élément ordonnateur. » (p. 58)
Rappelons, pour que ces lignes de Jung prennent tout leur sens, que l’inconscient n’est, dans sa pensée, absolument pas chaotique. Il est inscrit dans l’ordre de la nature qui, elle-même, est gouvernée par des constantes d’ordre numérique.
Les quatre premiers nombres seraient donc, comme le pressentait Jung, et comme l’a montré Marie-Louise von Franz dans son ouvrage Nombre et temps, l’élément ordonnateur à la fois de la psyché et de la matière.
Le caractère individuel des quatre premiers nombres
Même s’il est probable que des considérations mathématiques compliquées pourraient placer les quatre premiers nombres dans une unique relation mathématique et logique, ils ont aussi une personnalité, un caractère individuel, dont une brève description est indispensable pour la compréhension du processus de construction des mandalas dans les séries des rêveurs.
Nous nous limiterons, autant que possible, à l’aspect structurel. Nous réservons leur caractère symbolique à un autre niveau, le terme exact pour Jung serait rayon, de l’interprétation des séries de rêves.
Jung a analysé les quatre premiers nombres dans de nombreux textes, dont Essais sur la symbolique de l’esprit, et Un mythe moderne. Il s’est souvent inspiré du travail du Docteur R. Allendy sur le Symbolisme des nombres et nous l’avons suivi dans cette démarche.
De l’abstraction de l’unité à son déploiement dans la dualité
L’unité, pour s’actualiser, doit s’organiser en parties constituantes. En effet, la totalité est un absolu sans nombres, et le un-isolé ne pourrait être distingué ou comparé avec quoi que ce soit. L’unité se trouve être une pure abstraction qui, dans le domaine pratique, ne se comprend qu’en opposition avec l’idée de pluralité. Elle caractérise tout ce qui peut être distingué de ce qui l’environne. Cette distinction nécessite une comparaison et la présence d’un autre élément, ce qui nous fait glisser vers la dualité.
Par l’intermédiaire du binaire on rentre dans le domaine de la distinction et de l’opposition. C’est l’unité qui peut commencer à devenir opératoire. La relation s’établit, la vie commence. Allendy écrit :
« Le nombre 2 n’est pas un pluriel ordinaire : il implique toujours la différenciation et l’idée d’une relation réciproque ou d’une comparaison, même quand les termes qui le constituent ne sont réunis que par une numération fortuite (comme deux tables dans une chambre). Quand les termes qu’il compte s’associent normalement par deux, le Binaire prend son caractère essentiel et implique un véritable système de relations réciproques comme les deux pôles d’un aimant, les deux côtés du corps. »(p.23)
Il attribue au 2 la qualité d’être le nombre de la sexualité et ajoute sur un plan plus cosmique :
« On peut considérer les rapports des deux polarités comme une attraction mutuelle qui les rapproche et les fond en un tout, et mettre l’amour à la base du mécanisme cosmique » (p. 23)
Pour Jung, dans les Essais sur la symbolique de l’esprit (p. 156.sq), l’idée de relation et de rapports introduite par le 2 est prédominante.
Le un n’est pas un véritable nombre et on commence à compter avec le deux parce qu’il entraîne une division et une augmentation et surtout parce que c’est un Autre, un étranger, qui tente de s’opposer au un.
Le mariage du un et du deux donne naissance au trois
Le un essaye de persévérer dans son unité, tandis que l’Autre désire se différencier pour exister par lui-même. Il se produit alors une tension contradictoire. Mais cette tension est productive. En effet, les perturbations dues aux interactions conduisent finalement à une rencontre qui donne naissance au trois en un mouvement entre l’unité et le ternaire, très bien décrit par Allendy, qui considère le ternaire comme une unité manifestée :
« Le principe d’Unité confère l’individualité, mais d’une manière en quelque sorte latente. Pour devenir réelle, cette individualité doit différencier ses parties et organiser leur jeu de combinaisons ou de réactions : la différenciation est binaire ; l’organisation est ternaire. » (p.40)
Le ternaire est donc l’unité se développant en une dynamique qui la rend perceptible et accessible à la conscience.
Avec le nombre trois se manifestent ainsi : la série, l’ordre, l’harmonie, la loi. Ceci explique que le ternaire, considéré par les traditions comme essentiellement masculin, soit à la racine de l’action, de l’organisation et de l’idée créatrice.
C’est aussi la raison pour laquelle le nombre trois est souvent associé à l’image de principes ou de dieux aux triples aspects.
Citons, par exemple, la nature triple du Tao dont l’unité primordiale se divise en Yang et Yin. Les trois grands dieux védiques Agni, Indra et Soma devenus ensuite Brahma, Shiva et Vishnou. En Égypte ancienne on trouve Osiris, Isis et Horus. Le dogme de la Trinité du christianisme est un autre exemple.
Le trois engendre la pensée discursive, c’est-à-dire compter, le déroulement dynamique, les rythmes ternaires, tout ceci donnant une impression d’harmonie intellectuelle.
Le passage du ternaire au quaternaire se fait à partir d’un élément dérangeant, parce que étranger à la pensée. Il implique, en effet, un mouvement rétrograde de retour au primordial, à la Nature, au biologique. Un réseau de relation se tisse alors entre la psyché et la matière.
Le nombre quatre est associé à la Nature
La quaternité, symboliquement associée au féminin, impose à la pensée ternaire d’une conscience humaine durement acquise, la réalité du monde en tant que Nature. En effet, dans ce domaine, la quaternité est, comme l’écrit Jung dans Aïon (p.262), le schéma d’ordre par excellence :
« Elle représente un système de coordonnées qui est instinctivement utilisé en particulier dans la répartition et la mise en ordre d’une multiplicité chaotique, comme par exemple la surface visible de la terre, le cours de l’année, le rassemblement d’individus en groupe d’hommes, les phases de la lune, les tempéraments, les éléments, les couleurs (alchimiques) etc. »
Le quatre est donc le nombre du monde actualisé, par rapport à une totalité originelle irreprésentable.
Le nombre quatre fait accéder à la visibilité une Nature dont l’unité fondamentale se manifeste par des doubles oppositions binaires : les saisons, les points cardinaux, les quatre éléments fondamentaux de la chimie organique.
Si l’on considère, suivant en cela Jung, qu’au sein de la totalité indifférenciée matière et psyché étaient intimement liées, la quaternité apparaît comme une continuation du déploiement binaire et ternaire à partir de l’unité, mais avec un retour vers une nouvelle forme de totalité : la totalité terrestre.
Sur le plan psychologique, la quaternité est issue d’un inconscient dont les racines les plus profondes plongent en un lieu où le psychique et le biologique sont indifférenciés. Elle est le résultat de la désagrégation en quatre d’un contenu qui ne peut devenir conscient qu’à partir du filtre des quatre fonctions du conscient. Jung écrit dans Un mythe moderne :
« Un contenu ne peut devenir conscient et objet d’expérience qu’à travers le prisme ou le filtre des quatre fonctions du conscient. »(p.237)
Cependant, l’expérience montre que les fonctions sont inégalement différenciées. En nous inspirant d’un écrit de sa Correspondance (T.V, p.18) nous pensons pouvoir dire que, le plus souvent, ceci étant surtout visible au niveau de l’expression onirique, une fonction restée dans l’arrière-fond archaïque s’exprime par l’intermédiaire du nombre quatre ou d’un symbole de quaternité.
Le symbole est nécessaire pour combler le vide de cet élément manquant, absolument indispensable pour que soit RE-présentée la totalité humaine.
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Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.