Les nombres, différents des chiffres, sont, comme le pense C.G. Jung, un pont entre le conscient et l’inconscient, en particulier dans les séries de rêves.
Que sont les nombres ?
Les nombres appartiennent à tous les niveaux, que ce soit structurel, symbolique ou matériel. Ils sont la cheville ouvrière de l’élaboration des mandalas produits dans les séries de rêves. Quand il s’agit du trois et du quatre, ils sont les médiateurs du problème de l’unification des contraires.
Pour commencer, au moment d’aborder le sujet de la place tenue par les nombres dans l’ordonnancement du matériel onirique, et de la constitution de son sens, il convient de définir leur statut conceptuel.
Nous ferons trois propositions.
- On peut les considérer comme l’expression de ce qui est à l’œuvre dans la création du monde. Ils seraient alors une émanation de l’intellect du grand architecte de l’univers.
- Autre possibilité : ils sont immanents aux processus d’auto-organisation de ce qui, à partir d’un fond primordial, apparaît comme une différenciation et une complexification. Ces processus mettent en évidence la prédominance de diverses formes de symétrie et de proportionnalité, qui peuvent s’exprimer en rapports simples entre des nombres. Il y aurait alors une réplication des structures ordonnées que ce soit de l’atome au cristal ou des formes biologiques aux productions psychiques.
- On peut aussi envisager que les nombres soient un principe de la mise en ordre des représentations, de l’organisation de l’expérience externe et interne. Ils seraient à l’origine de l’homogénéisation du divers par une dynamique aboutissant à la production de formes tendant vers la simplicité et l’harmonie.
Ces trois propositions ne nous semblent pas incompatibles.
Nous conserverons à l’horizon la première, mais elle n’est pas ici le sujet. En effet, notre tendance est de penser, avec Jung, que l’inconscient n’est pas aussi chaotique que ses productions oniriques pourraient le laisser supposer. Il est, comme il l’écrit dans Un mythe moderne (p.220) “au contraire, inscrit dans l’ordre de la nature”.
La différence nombres et chiffres
Le nombre est à la racine de l’univers manifesté. On le trouve à l’origine de la différenciation et de l’expression des phénomènes naturels. On parle de proportions, de coefficients, de rythmes, de périodicités. Il est aussi à la source de l’insertion du corps dans le monde.
Des hommes, très éloignés dans l’espace et dans le temps, sont arrivés à compter de la même manière, parce que des parties de leur corps, en particulier les doigts, avaient été des instruments de comptage. La main de l’homme est la plus simple et la plus naturelle des machines à compter.
Il semble d’ailleurs, si on reste dans une perspective jungienne, que l’instinct du nombre ait précédé l’emploi conscient de mots pour désigner des chiffres.
Ceci explique que le nombre soit conceptuel, et le chiffre une représentation opérationnelle du concept, comme le montre Georges Ifrah dans sa remarquable Histoire universelle des chiffres. (p.67,68,71)
“Notons que le mot chiffre n’a pas le même sens que le mot nombre : l’unité, la paire et la triade, par exemple, sont des “nombres”, tandis que 1, 2 et 3 sont des chiffres, c’est à dire des signes graphiques conventionnels représentant ces concepts. Un “chiffre” ne peut donc s’identifier à un “nombre” ; c’est, pour ainsi dire, l’un des “habits” que le nombre peut revêtir : on peut en modifier la forme sans pour autant changer le sens du concept correspondant. Bref, le nombre est une affaire de conception, tandis que le chiffre est une affaire de convention, chez ceux qui savent lire et compter.”
Pour certaines civilisations, nous pensons en particulier à la Chine ancienne, la symbolique numérique est considérée, comme l’écrit Marcel Granet dans La pensée chinoise (p.149), avec :
“un extrême respect qui se combine avec une indifférence extrême pour toute conception quantitative”.
Les nombres sont rarement envisagés sans qu’on leur prête une valeur d’image, souvent rattachée à une représentation de la Terre Mère. Ils peuvent, à la fois, avoir pour fonction de désigner une structure globale, telle que la totalité de l’organisation du Monde avec son système de correspondances et d’antagonismes, nous pensons ici au Yi King, et rendre compte des détails de l’intime concordance entre “les gestes de la nature et les comportements humains.”(Granet,p.152)
Les nombres comme pont entre le discours du rêve et le conscient
La présence de nombres privilégiés, et l’opérativité qui est la leur dans les constructions oniriques, leur assigne, sans nul doute, un statut tout à fait particulier comme facteurs d’ordre et surtout passerelle entre le discours du rêve et son intégration par le conscient.
La fonction des nombres les situe à l’interface du conscient et de l’inconscient, de la Nature et de la psyché, des manifestations structurelles et symboliques. Ils sont, en fait, le lien entre le monde intérieur psychique et le monde extérieur physique. Jung, dans Un mythe moderne (p.241), exprime, avec beaucoup de clarté et de simplicité, sa pensée sur le rôle du nombre comme pont entre le réel, physiquement connaissable, et l’imaginaire :
“Non seulement le nombre compte et mesure, non seulement il est simplement quantitatif, mais il exprime en outre des données qualitatives ; et c’est pourquoi il faut voir en lui, au moins provisoirement, un quelque chose de mystérieux et d’intermédiaire entre le plan du mythe et le plan de la réalité, un instrument qui a été d’une part trouvé et découvert, d’autre part inventé et imaginé. Des équations, par exemple, qui ont été inventées comme de purs jeux de l’imagination mathématique se sont, après coup, révélées comme les formulations valables du comportement quantitatif des choses physiques ; inversement, les nombres sont aussi, grâce à leurs qualités individuelles, les porteurs et les révélateurs de processus psychiques de l’inconscient ; ainsi, par exemple, la structure des mandalas est, dans son principe, une affaire d’arithmétique.”
Nécessité d’observer les nombres dans les séries de rêves
La phrase “la structure du mandala est une affaire d’arithmétique” nous interpelle. Plus haut, Jung a employé le mot “provisoirement”, ce qui signifie qu’il faut vérifier d’abord que ce qui est dit sur le plan théorique s’applique bien dans la pratique.
Nous allons devoir contempler les mandalas des rêveurs et observer l’évolution des manifestations numériques au cours des séries.
Voir les rêves de la série du rêveur
Il sera ensuite temps, à partir de cet outillage, de dégager, comme l’a fait Jung, quelques principes plus généraux sur la signification concrète et abstraite de certains chiffres. Nous verrons que, dans le cadre des mandalas, ils sont particulièrement importants en tant que structure d’accueil d’une représentation de la totalité.
Les songes du Rêveur, moins nombreux et moins détaillés que ceux de la Rêveuse, permettent d’effectuer un inventaire assez complet des chiffres mentionnés pendant le récit. En leur absence, les formes seront utilisées, en partant du nombre de leurs éléments.
Par exemple, un cercle = 1, un triangle = 3, un carré = 4. S’il n’y a ni chiffre ni forme géométrique il pourra être nécessaire, suivant en cela le procédé de Jung, d’effectuer un comptage des acteurs du rêve, les rêveurs étant inclus. Nous nous sommes limités, pour l’essentiel des exemples, suivant en cela Jung et Marie-Louise von Franz, aux nombres les plus simples et aux opérations susceptibles de les combiner à partir de leurs rapports mutuels.
Voir les rêves de la série de la rêveuse
Le remarquable livre de Marie Louise von Franz, Nombre et Temps, est une oeuvre indispensable pour celui qui veut étudier les nombres et aussi la relation entre la Psychologie des profondeurs et la recherche scientifique.
Dans le cas de la Rêveuse, le travail pour être significatif a nécessité une rigueur informatique, le matériau étant très abondant. Nous avons du nous contenter de suivre le mouvement des chiffres en observant les concordances ou les différences avec le Rêveur.
Pour Jung, les mandalas finaux, comme structures d’accueil numériques, sont à la fois indispensables et apaisants pour les deux rêveurs. C’est pour cela qu’il est intéressant d’en faire une base de départ pour, ensuite, étudier leur processus de construction.
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Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.