Pour Jung, l’idée de Dieu est imprimée en l’homme, quelle que soit la représentation qu’il s’en fait. Il ose enfin dire ce qu’il pense et ressent au sujet de la divinité dans son ouvrage Réponse à Job.
Les changements d’attitude de Jung
On a fait à Jung le double reproche d’être un pourfendeur de l’image divine imposée par la religion et un mystique quelque peu illuminé.
Nous pensons que la complexité de son attitude s’explique à la fois par son goût du paradoxe et par la dualité entre un Jung très rationnel, voulant limiter ses propos au domaine empirique, et un Jung affectif, sujet à des émotions et des intuitions.
Il laisse plus aisément libre cours à son affectivité à partir de sa grave maladie et de ses visions de 1944, l’opinion d’autrui lui étant alors devenue parfaitement indifférente.
La publication de Réponse à Job
A la fin de sa vie, il considère, dorénavant, comme un devoir éthique de dire ce qu’il pense et ressent, même si ce n’est pas vérifiable scientifiquement. Cependant, toucher au domaine des problèmes religieux n’est pas aisé pour un médecin. Dans son ouvrage tellement controversé Réponse à Job, publié en 1952, il écrit (p.209):
« Ce n’est pas sans motif que j’ai moi-même attendu d’avoir soixante-seize ans avant d’oser réellement me rendre exactement compte de la nature de ces « représentations supérieures » qui décident, de façon infiniment importante pour la vie quotidienne, de notre comportement éthique. »
Il avait conscience de la tempête que déclencherait un livre où il est dit que les contraires sont contenus en Dieu, que l’on ne peut pas négliger sa face obscure, et, chose encore plus sulfureuse, que l’élément féminin manque à la Totalité divine ! Il écrit p. 245 :
« Pendant plusieurs années j’hésitais à publier ma Réponse à Job, car je me rendais compte d’avance des conséquences de cette prise de position et de la tempête qu’elle déclencherait. Mais j’étais possédé par l’urgence et par la lourde signification du problème et je ne pouvais pas m’en détacher. »
Il ajoute qu’il traite le sujet en décrivant son expérience personnelle et ses émotions subjectives.
L’attitude objective de Jung au sujet de l’idée de Dieu
Ce que l’on peut dire de l’attitude objective de Jung envers la représentation de l’idée de Dieu, et envers cette idée elle-même, est tout d’abord qu’elle a toujours été très prudente. Par exemple, dans Psychologie et religion il écrit p.113 :
« Ce serait une erreur regrettable que de prendre mes observations comme une sorte de preuve de l’existence de Dieu. Elles ne prouvent que l’existence d’une image archétypique de la divinité, et c’est là tout ce qu’à mon sens nous pouvons dire psychologiquement sur Dieu. Mais comme c’est un archétype d’importance très grande et d’influence très puissante, son assez fréquente apparition paraît un fait remarquable pour toute théologie naturelle. Comme l’expérience vécue de cet archétype possède la propriété de « numinosité » à un degré élevé, elle a droit à prendre rang parmi les expériences religieuses. »
Il pense que les images divines sont puissantes et possèdent un haut degré d’autonomie. « Seule notre conscience s’imagine qu’elle a perdu ses dieux », écrit-il, en 1960 dans sa Correspondance (T. 5.p,204).
Pour lui, l’idée de Dieu ferait partie des :
« caractéristiques instinctives fondamentales du comportement psychique ainsi que de la pensée » (Correspondance T. 4. p.204.)
L’idée de Dieu est subjective
Le fait que Dieu ne puisse être qu’une représentation et soit inconnaissable « en soi » est pour Jung une évidence, puisque l’idée de Dieu s’enracine dans les « archétypes en soi » irreprésentables.
Il abandonne le terrain de l’idée de Dieu à la subjectivité, ce qui se traduira par le véritable affrontement entre Job-Jung et Yahvé que représente Réponse à Job. Par contre quand, parmi les événements psychiques, il rencontre le fait de la croyance en Dieu, il accepte de parler de cette image mentale dotée d’une grande valeur émotionnelle et d’une numinosité naturelle.
En 1960, un an avant sa mort, dans une lettre qui se trouve dans la Correspondance, (T. 5, p. 180), il écrit :
« On dit : « Dieu est ». C’est là le fait qui me concerne. Je ne suis pas concerné par la question de savoir si Dieu existe vraiment ou non. Je ne suis concerné que par ce qu’on affirme, et la structure et le comportement de cette affirmation m’intéressent. »
Même si l’affirmation et l’image mentale qui l’accompagnent ne peuvent exprimer ce qu’est Dieu lui-même, Jung leur accorde une importance que nous qualifierons d’usage. C’est ainsi que, deux ans avant, toujours dans la Correspondance (T. 5, p.138), on peut lire :
« Nos images sont en règle générale des images de quelque chose »… « l’image de Dieu est l’expression d’une expérience sous-jacente de quelque chose que je ne peux pas atteindre avec des moyens intellectuels, c’est-à-dire par la connaissance scientifique, à moins de me livrer à une transgression irresponsable »… Lorsque je dis que je n’ai pas besoin de croire en Dieu parce que je « sais », je veux dire par là que je sais ce qu’il en est des images de Dieu en général et en particulier. Je sais qu’il y va d’une expérience universelle et, dans la mesure où je ne suis pas moi-même une exception, je sais que j’ai moi aussi une telle expérience que je peux appeler Dieu… Cette étrange force qui se manifeste pour ou contre mes mouvements conscients m’est bien connue. C’est pourquoi je dis : « Je Le connais. » Mais pourquoi devriez-vous appeler ce quelque chose « Dieu » ? Je répondrais : « Pourquoi pas ? » On l’a toujours appelé « Dieu ». »
L’importance de l’expérience pour Jung
Le « nos images sont en règle générale des images de quelque chose » de Jung est pour nous une phrase socle. Nous la rapprochons de l’affirmation clé de l’Arbre de la connaissance de R. Maturana et F. Varela « Toute chose est dite par quelqu’un. Toute réflexion fait émerger un monde » (p.13) .
Quant à l’expérience, Jung dans sa relation à « Dieu » lui accorde une grande importance.
Il répond dans une interview télévisée, alors qu’on l’interroge sur une possible croyance en l’existence d’un principe divin : « Je sais« . Boutade ? Jung en était bien capable mais nous pensons plutôt que son « je sais » relève d’une très intime et incommunicable expérience intérieure.
Jung ressent Dieu comme une Totalité dont on ne sait rien directement
Nous voyons donc que Jung ne répugne pas, dans sa correspondance ou d’une manière privée, à parler de Dieu. Il revendique ce vocable comme étant le meilleur parce que le plus courant. Avait-il une idée de Dieu ? En considérant l’ensemble de son œuvre, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il « ressent » Dieu, depuis son plus jeune âge, comme une Totalité unissant en elle tous les contraires, tels la lumière et l’ombre, le Bien et le Mal.
Dans une œuvre poétique et inspirée de 1916, les Sept Sermons aux Morts, il assimile cette totalité au plérôme des gnostiques. Cette citation est extraite de Les Sept Sermons aux Morts de C.G. Jung, par Christine Maillard.
« Le Néant ou la Plénitude, nous l’appelons le PLÉROME. En lui le penser et l’être cessent, car l’éternel-infini n’a pas de qualités. … Dans le Plérôme il n’y a rien et il y a tout ; il est inutile de réfléchir au Plérôme car cela voudrait dire : se dissoudre soi même … le Plérôme possède tout, l’état différencié et l’état indifférencié … les couples d’opposés sont les qualités du Plérôme, qui ne sont pas, parce qu’elles s’annulent dans leur opposition … Vous ne devez pas oublier que le Plérôme n’a pas de qualités. Nous les créons par la pensée … » (p.18 sq)
Archétype de la totalité et image de Dieu
De cette Totalité nous ne pouvons rien savoir et nous ne saurons jamais rien directement, mais nous la pressentons, et surtout nous en avons une manifestation, grâce aux formes et symboles qui sont en quelque sorte distribués par le Soi.
Quand l’archétype de la totalité se manifeste à la conscience d’une manière symbolique, il semble posséder une position centrale qui le rapproche singulièrement de l’image de Dieu. Jung écrit dans Réponse à Job (p.237) :
« La ressemblance est encore soulignée en particulier par le fait que cet archétype crée une symbolique qui, de tout temps, a servi à caractériser et à exprimer de façon imagée la divinité. »
L’expérience directe de l’image de Dieu, dans ses manifestations, se confondrait, pour Jung, avec celle du Soi. Elle ne peut, même traduite d’une manière accessible à nos possibilités cognitives, être supportée sans dommages, car elle recèle une énergie numineuse qui risque de porter atteinte à un moi fragile.
Le besoin d’un cadre rassurant
C’est pourquoi Jung pense qu’une religion vivante, assumant sa véritable mission qui est de relier, peut fournir un cadre rassurant à l’abri duquel il est possible d’avoir un contact protégé avec l’archétype divin. Cependant il a été toute sa vie un pourfendeur de l’abêtissement spirituel résultant d’une soi-disant foi réduite à l’obéissance au dogme.
Si l’Homme a besoin d’être rassuré vis-à-vis de l’image de Dieu, c’est que cette image s’est édifiée, depuis les origines, à partir de l’angoisse suscitée par des forces inconnues. Jung écrit dans Ma vie (p.381) :
« C’est pourquoi l’image de Dieu est toujours une projection de l’expérience intérieure vécue lors de la confrontation avec un vis-à-vis très puissant. Celui-ci est figuré par des objets dont l’expérience intérieure est issue et qui, à partir de là, ont gardé une signification numineuse ; ou il est caractérisé par sa numinosité et la force subjuguante de celle-ci. »
Il avait déjà montré ce lien entre Dieu et la manifestation de la puissance dans Psychologie et religion où, après avoir dit que la religion est chez l’homme une relation, volontaire ou involontaire, d’une très forte valeur quelle soit positive ou négative », il écrit :
« La donnée psychologique qui, dans l’homme, possède la plus grande puissance se manifeste comme « dieu », car c’est toujours le facteur psychique souverain que l’on nomme « dieu ». (p.161).
L’image de Dieu est toujours là consciente ou inconsciente
Il semblerait donc, si l’on en croit Jung, que l’homme ait toujours une image de Dieu. Il peut en être conscient, et la considérer comme positive, ou il peut être possédé inconsciemment par un facteur psychique, doué d’une énergie considérable, qui manifeste sa puissance.
L’image de Dieu peut être niée ou négative mais elle existe à l’arrière-plan, imprimée par une longue phylogenèse psychique.
La manifestation d’un archétype aussi puissant et aussi primordial que l’archétype divin va se traduire par des images. Elles sont d’autant plus fortes et nombreuses qu’elles surgissent dans la conscience humaine à partir du centre d’un réseau Totalité-Soi-Dieu dont les éléments s’entrelacent à tous les niveaux de la totalité psychique.
C’est ainsi que l’on voit, au cours de séries de rêves, se manifester un processus inconscient organisé par un Soi tentant, en de multiples essais, de représenter à la conscience ce centre au sujet duquel Jung précise dans Psychologie et alchimie (p.286) :
« J’espère que je n’ai pas fourni prétexte à malentendu et qu’on n’ira pas penser que je sais quoi que ce soit de la nature du « centre » car le centre est absolument inconnaissable et ne peut, par conséquent être exprimé que symboliquement par sa propre phénoménologie, comme c’est d’ailleurs le cas pour n’importe quel objet de l’expérience vécue » .
Il y a des symboles de totalité, du Soi, ou du divin qui se présentent dans les grands rêves et les manifestations oniriques du Soi partagent souvent la même symbolique que celle des dieux.