Les rêves comme matériau brut de recherche
Les rêves des deux séries sont considérés comme un matériau brut, une observation du travail de l’inconscient. Le contexte personnel du sujet est pratiquement ignoré.
Cette manière de procéder est tout à fait à l’opposé de la méthode, du projet, et des a priori, non seulement de Freud mais de Jung lui-même.
Jung s’explique à ce sujet dans les présupposés méthodologiques de Psychologie et Alchimie (cf. p. 65) :
« La méthode que j’adopte dans cette étude semble tout à fait à l’opposé de l’attitude que je viens de définir et que je préconise face au rêve. Il semble que les rêves sont “interprétés” sans le moindre égard pour le contexte. De fait, je n’ai nulle part relevé le contexte, puisque les rêves de cette série (je l’ai fait déjà remarquer) n’ont pas eu lieu sous mon observation. … Appliquée à des rêves isolés d’une personne m’étant quasiment inconnue, cette façon de procéder serait une grossière erreur technique. Cependant, il ne s’agit pas ici de rêves isolés, mais de séries intérieurement liées, au cours desquelles le sens se développe graduellement, en quelque sorte de lui même. »
C’est d’ailleurs au prix de cette discrétion que les séries ont pu être réunies. Nous allons donc nous trouver dans le cas d’une analyse sur le plan du sujet ce qui signifie interpréter les images des rêves comme des figures intérieures à la vie psychique du rêveur.
Un minimum de renseignements est cependant indispensable pour situer les rêveurs dans une époque et un milieu. Nous devons aussi connaître l’origine des séries.
Pour présenter les rêves, Jung nous dit simplement qu’ils appartiennent à un jeune homme de formation scientifique qu’il avait vu une seule fois avant de charger une de ses élèves de l’observation du processus.
Jung explique, p. 134 de Psychologie et alchimie, qu’il avait renoncé à observer personnellement ce cas. Il avait préféré, pour ne pas troubler le processus par son propre excès de savoir, confier cette tâche à une débutante. Jung avait été fortement impressionné par le sujet, ses remarquables facultés intellectuelles et aussi par sa névrose.
Pour Jung la névrose est souvent positive
Il faut signaler que, pour Jung, la névrose est souvent positive, car elle provoque un état de crise qui, chez des sujets doués, permet l’émergence de formes et de symboles normalement enfouis dans les profondeurs de l’inconscient. Il semble que l’élève soit le moins possible intervenue car Jung écrit :
» Les résultats que je présente sont des auto-observations non frelatées, consciencieuses et exactes, d’un homme à l’intellect imperturbable, auquel personne n’a suggéré quoi que ce soit, et qui ne se serait d’ailleurs pas laissé suggérer quoi que ce soit. C’est pourquoi les vrais connaisseurs des matériaux psychiques reconnaîtront sans difficulté l’authenticité et l’immédiateté de ces résultats. » (cf. Psychologie et alchimie, p.134).
Nous savons, maintenant, que cet homme à l’intellect imperturbable était Wolfgang Pauli (1900-1958), physicien qui obtint le prix Nobel en 1945. Il n’avait que vingt cinq ans quand il énonça le principe d’exclusion.
Il est fort intéressant de noter, avant de lire les rêves de Pauli, que ce principe d’exclusion avait un lien avec le problème de la symétrie, cher aux physiciens. Louis de Broglie, dans son ouvrage La physique nouvelle et les quanta, écrit au sujet de ce principe :
» La mécanique ondulatoire peut donc se concilier avec l’existence d’un principe qui affirmerait que pour tel ou tel genre de corpuscules, les états symétriques seulement ou les états antisymétriques seulement sont réalisés dans la nature puisque, si à l’origine des temps, une seule sorte d’états était réalisée, il en a été et il en sera toujours de même. … Autrement dit, la présence d’un électron dans un état quantique exclurait la présence de tout autre électron dans le même état : d’où le nom de “principe d’exclusion”donné à ce nouveau postulat physique. » (p. 257 et 258)
Wolfgang Pauli, ami et collaborateur de C.G. Jung
Jung eut pour Pauli la plus grande estime. Quand il en parle dans sa correspondance, c’est toujours comme d’un collaborateur, d’un ami, ou d’une référence scientifique, jamais comme d’un sujet d’analyse.
Il fit paraître son étude sur la synchronicité, conjointement au travail de Pauli traitant de l’influence des représentations archétypiques dans la formation des théories scientifiques de Kepler.
Nous n’irons pas fouiller dans la vie de Pauli, car cela enlèverait toute signification à la méthodologie de Jung.
On ne peut cependant s’empêcher de penser que c’est la rencontre de ce jeune homme fascinant qui a inspiré le projet de l’observation minutieuse des manifestations de l’inconscient dans une longue série de rêves. C’est pourquoi, il a laissé le processus se développer, sans qu’interfère son influence personnelle, son but étant de l’examiner ensuite, d’un œil quasi scientifique.
Il se contenta, au moment de sa rencontre avec celui que, comme Jung, nous appellerons désormais le Rêveur, ou le sujet, de lui donner pour tâche d’observer et de noter lui-même ses rêves.
Jung précise aussi que le Rêveur n’avait aucune connaissance de la psychologie et moins encore de la psychologie analytique. C’était un catholique non pratiquant, ne s’intéressant pas aux problèmes religieux.
Jung écrit dans Psychologie et Alchimie, p. 60, que la formation du sujet » n’est ni historique, ni philologique, ni archéologique, ni ethnologique. Toutes les références à des matériaux relevant de ces disciplines sont inconscientes au Rêveur. »
Il ajoute que, pendant que le Rêveur était en observation chez son élève, il n’a rien su de ses interprétations et n’a donc pu subir aucune influence. Curieux comme l’était Jung, nous avons quelques doutes …
Il insiste, d’ailleurs, sur le fait que l’influence du médecin a fréquemment été très exagérée. En effet, pour Jung, la psyché objective est indépendante au plus haut degré et l‘inconscient échappe à nos manipulations. C’est pour cette raison que Saint Augustin a remercié Dieu de ne pas l’avoir rendu responsable de ses rêves.
On peut ajouter, à partir d’une discrète allusion de Jung dans Psychologie et religion(c.f.p. 57), que Pauli souffrait d’alcoolisme.
La série de la rêveuse
La série de la Rêveuse nous a été, avec l’accord de cette dernière, fournie par un analyste jungien. Pour conserver la méthodologie de Jung et, comme lui, par obligation de discrétion, nous donnerons un minimum de détails sur le personnage de la Rêveuse. Ce qui importe est sa relation avec l’inconscient.
Il s’agit d’une femme âgée d’une quarantaine d’années au moment du premier rêve. Elle appartient à un milieu aisé. Mariée elle est mère d’un unique enfant, un fils. Elle a fait des études littéraires mais ne travaille pas. Elle doit être assez cultivée car des réminiscences de lectures poétiques ou d’auteurs tels que les tragiques grecs ou Nietzsche sont visibles dans certains rêves.
Jeune adolescente, elle a été victime d’un viol très violent. Elle a perdu son père il y a une dizaine d’années et elle entretient avec sa mère des relations conflictuelles. D’une famille catholique, elle a radicalement rejeté cette religion dès la fin de l’enfance. Elle souffre d’angoisses et de phobies.
Nous voyons que la dissimilitude de situation de départ entre le Rêveur et la Rêveuse tient, non seulement à leur sexe, à l’espace de temps qui les sépare, mais aussi à leur personne sociale.
La Rêveuse, même s’il s’agit d’une personne cultivée, qui a eu, comme le Rêveur, le mérite rare de prêter attention aux messages de l’inconscient, est loin de posséder les qualités intellectuelles de Pauli. Le Rêveur est un homme que Jung, peu prolixe de ce genre de compliments, considérait comme remarquable. La Rêveuse n’a pas énoncé à vingt-cinq ans un grand principe scientifique, ni eu un prix Nobel !
Ces différences vont générer chez chacun un cheminement et une coloration symbolique qui leur sera propre.
Nous allons cependant tenter de montrer que certaines constantes demeurent, au-delà des dissemblances. Ces constances sont visibles dans le discours de l’inconscient et la représentation structurelle et symbolique.
La méthode originale d’interprétation de rêves de Jung
La méthode d’interprétation de rêves employée par Jung, dans le cadre de Psychologie et alchimie, méthode que nous emploierons aussi pour la série de la Rêveuse, ne tient aucun compte des circonstances extérieures. Elle le conduit à procéder comme si il avait eu les rêves lui-même et se trouvait en mesure d’en fournir le contexte.
Analyser ainsi un rêve isolé d’une personne inconnue serait, comme nous l’avons déjà évoqué, une faute, mais ici le cas est différent et Jung écrit dans Psychologie et alchimie ces mots qui sont un véritable guide du travail à accomplir :
» La série constitue en effet le contexte fourni par le rêveur lui-même. Tout se passe comme si nous disposions non pas d’un, mais de nombreux textes éclairant les termes inconnus de tous côtés, de sorte que la lecture de tous les textes suffit en elle-même à élucider les difficultés de sens inhérentes à chacun d’eux. … Certes, l’interprétation de chaque élément particulier est essentiellement conjecturale, mais le développement de la série dans son ensemble nous fournit tous les repères dont nous avions besoin pour corriger les erreurs qui auraient pu se glisser éventuellement dans l’interprétation des passages précédents. »
Il faut, pour pénétrer tout le sens de ces propos, penser à la théorie du noyau central de signification, au rayonnement des rêves à partir d’un point central, Le Soi, et ne pas oublier que la véritable configuration des séries ne suit pas obligatoirement l’ordre chronologique.
L’outillage conceptuel, fourni par nos premiers repères, va se montrer utile, car c’est le problème des relations entre pôles opposés qui sera au cœur des récits que racontent les songes du Rêveur et de la Rêveuse.
Dans ces récits, qui ressemblent à des scénarios mettant en scène la psyché des Rêveur, il y a des monologues et des dialogues. Avant d’aborder la première histoire, nous devons nous attarder un moment sur le phénomène de la Voix.
Que ce soit dans les rêves du Rêveur ou ceux de la Rêveuse des voix interviennent. Elles manifestent l’opinion d’inconnus, ou de personnages bien identifiés, ou bien une réflexion que le Rêveur se fait à lui-même. Parfois c’est plus vague : “on dit que, il est dit que”.
Une autre voix peut être entendue, impérative, numineuse, exprimée avec force par un personnage plein d’autorité, ou même par un être invisible, dont le verbe résonne d’une manière biblique. Il s’agit de la Grande Voix du Soi.
La Grande Voix du Soi
Les voix appartenant à des personnages identifiés ou revêtus d’une qualité, sont ce que l’on pourrait appeler des voix “douteuses”. Voix de l’ombre, voix d’un animus négatif, voix d’une partie trompeuse de la psyché, mais aussi voix de l’anima ou de l’animus positif ayant emprunté une forme symbolique.
Du “on dit que”, “une voix dit”, jusqu’à la Grande Voix désincarnée, se déploient tous les efforts du Soi pour faire entendre son discours.
La Voix qui, comme nous allons le voir dans la série de rêves du sujet, est une sorte de fil conducteur, émane de personnages variés. Il est parfois difficile de reconnaître les représentants du Soi dissimulés sous divers déguisements. Cependant, à certains moments, se produit le phénomène que nous appelons la Grande Voix et alors le doute n’est plus permis. Elle s’exprime d’une manière autoritaire, claire et convaincante et
» paraît souvent être le résultat final et pertinent d’une longue délibération inconsciente au cours de laquelle tous les arguments auraient été soigneusement pesés. Fréquemment, la voix provient d’un personnage plein d’autorité : tel un chef militaire, le commandant d’un navire ou un vieux médecin. Quelquefois il n’y a qu’une voix, venue, semble-t-il, de nulle part. » (c.f. Psychologie et religion, p. 79.)
Quand elle n’émane pas d’une personnalité supérieure ou idéale, ce peut être aussi celle de l’Ami Intérieur avec lequel on rentre dans une sorte de conversation avec soi-même, de méditation, au sens des anciens alchimistes. Ils définissaient cet autre comme aliquem alium internum, quelqu’un d’autre à l’intérieur.
Jung répond, ainsi, à ceux qui objectent que ce qu’exprime la voix n’est rien d’autre que les pensées du rêveur :
» Souvent on m’a objecté que les pensées exprimées par la voix ne sont autre chose que les pensées de l’individu lui-même. C’est possible mais je n’appellerai mienne une idée que si c’est moi qui l’ai pensée, comme je ne dirai d’une somme d’argent qu’elle m’appartient, que si je l’ai gagnée ou encore acquise d’une manière consciente et légitime. Si quelqu’un me donne de l’argent en cadeau je n’en remercierai certes pas le donateur en disant : “Merci pour mon argent”, bien que, parlant plus tard à un tiers, je puisse affirmer “c’est mon argent « (cf.Psychologie et religion, p. 81.)
Le phénomène de la Voix est identique. Elle procure des contenus mentaux comme un ami donne des idées ou des conseils. De plus, il est impossible de produire la voix à la demande, ou de deviner à l’avance le contenu d’un message.
La voix entendue dans le rêve n’appartient pas plus au rêveur que le bruit de la rue ou d’une musique lointaine.
Pour dire que la voix est un élément de la personnalité consciente, il faut admettre que cette personnalité est une partie d’un tout, là où se joue la musique.
Nous pouvons contester le sens donné à la manifestation du Soi par l’intermédiaire de la voix, mais il est impossible de nier les moments où cette voix parle très fort dans les séries de rêves.
De plus, selon Jung, le Rêveur, cet intellectuel sceptique pour lequel, apparemment, la religion n’avait plus de sens, et qui se riait de la théorie sexuelle, était souvent irrité ou bouleversé par la Voix. Cependant, cet esprit brillant l’acceptait sans discussion et même dans l’humilité. Elle a donc certainement contribué à l’évolution psychique du Rêveur, et peut-être encore plus de la Rêveuse.
Pour cette dernière, les interventions de la Voix, probablement parce que l’intégralité des dialogues a été conservée, sont particulièrement significatives.