Seul Nietzsche, en particulier dans le Zarathoustra, apporta des réponses à la quête du sens de la vie et de Dieu que Jung entreprit dès son jeune âge. Et Zarathoustra rêvait…
Résonances entre les deux auteurs
Comme nous l’avons vu dans les précédents écrits, la thématique de Jung, même si le matériel est divers et complexe, s’axe entièrement sur la recherche du sens.
Il était curieux et désirait répondre aux grandes questions induites par les manifestations oniriques de son inconscient. À cette curiosité et ce désir de connaissance il faut ajouter une forte tendance à l’introspection et à la réflexion. C’est pourquoi, très jeune et sans l’aide de quiconque, il a commencé à chercher les réponses dans des manuels ou chez des auteurs dont il espérait recevoir quelques lumières.
Le jeune Jung fut souvent déçu dans sa quête, surtout au moment de son adolescence. Quelques mois avant sa mort, il fit ce constat dans une de ses ultimes lettres datée du 5 Janvier 1961. Il y dit que :
« En fait, vivant dans la ville même où Nietzsche fut pendant une partie de sa vie professeur de philosophie, je grandis dans une atmosphère qui vibrait encore sous l’effet de son enseignement …. »
« Ce qui m’impressionna le plus, ce fut sa rencontre avec Zarathoustra et ensuite sa critique « religieuse » qui donne sa place légitime en philosophie à la « passion » comme vrai motif de réflexion. »
Il ajoute un peu plus loin :
”A tout prendre, Nietzsche fut pour moi le seul homme de son époque à m’apporter quelques réponses justes à certaines questions urgentes qu’alors je ressentais plus que je ne les pensais.”
Jung a aussi rendu hommage à ce qu’il appelle le “point de vue remarquable de Nietzsche sur le rêve ” et à sa manière de supposer que le processus onirique est antérieur à notre pensée. Ce point de vue est illustré par des passages de Humain trop humain :
“Dans le sommeil et le rêve, nous refaisons encore une fois la tâche de l’humanité antérieure. … Je pense que, comme maintenant encore l’homme conclut en rêve, l’humanité concluait aussi dans la veille durant bien des milliers d’années : la première causa qui se présentait à l’esprit pour expliquer quelque chose qui avait besoin d’explication lui suffisait et passait pour vérité. … Dans le rêve continue d’agir en nous ce type très ancien d’humanité, parce qu’il est le fondement sur lequel la raison supérieure s’est développée et se développe encore dans chaque homme : le rêve nous reporte dans de lointains états de civilisation humaine et nous met en main un moyen de les comprendre.”
Ces mots de Nietzsche expliquent bien les phénomènes de résonance qui se produisirent entre les deux auteurs. D’ailleurs, Zarathoustra rêve, et quand Zarathoustra rêve il est certain que, dans l’esprit de Jung, il s’agissait d’une projection des songes de Nietzsche lui-même.
Les rêves de Zarathoustra
Les rêves de Zarathoustra sont narrés dans trois textes magnifiques : Le Prophète, L’heure du suprême silence, Des trois maux.
Nietzsche-Zarathoustra accordait une grande importance aux songes, et à leur interprétation. C’est bien visible au moment où, Zarathoustra se réveillant d’un sommeil profond est navré de voir son rêve retenir en lui son sens caché au lieu de le laisser librement prendre son essor. Il demande alors à ses amis de l’aider à en deviner le sens. Le disciple qu’il aimait entre tous interprétera son rêve.
Les rêves de Zarathoustra, comme ceux des séries de rêves proposées par Jung et par nous même, font entendre la Grande Voix du Soi, et c’est cette voix qui énonce ces phrases essentielles et prophétiques :
“ Qu’importe ta personne Zarathoustra, dis-la parole que tu portes en toi puis brise-toi”. …
Et pour la dernière fois la voix me dit : “O Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais toi tu n’es pas mûr pour tes fruits.”
Nous interprétons la phrase : tes fruits sont mûrs mais toi tu n’es pas mûr pour tes fruits, comme une constatation du Soi : même si tous les éléments ont été fournis par l’inconscient pour que se produise le processus d’individuation, le Zarathoustra-Nietzsche du songe est insuffisamment conscient pour le mener à son terme. Ceci semble assez prophétique de l’avenir psychique de l’auteur.
Dans le dernier songe, au cours de l’ultime rêve de l’aube, Zarathoustra, sur un promontoire au delà du monde tenait une balance et pesait le monde :
“Mesurable pour quiconque a le temps, pensable pour un bon penseur, accessible aux ailes vigoureuses, déchiffrable aux divins déchiffreurs d’énigmes : tel m’apparut le monde en rêve.”
Il interprète, lui-même, son rêve comme une acceptation du monde tel qu’il est :
“Ni assez énigmatique pour effaroucher la tendresse humaine, ni assez catégorique pour endormir la sagesse humaine – une bonne chose, une chose humaine : tel me semblait le monde ce matin, ce monde dont on dit tant de mal.
Que de grâces j’ai à rendre à mon rêve d’avant l’aurore, qui, dès l’aube ce matin, m’a permis de peser le monde ! Il est venu à moi comme une bonne chose, une chose humaine, ce rêve consolateur.”
Les songes du Zarathoustra révèlent, enseignent, mettent en scène, admonestent.
Il est naturel que le rêve tel que le conçoit Jung, comme une manifestation des représentations archétypiques de l’inconscient, s’enracine dans cette vaste vision nietzschéenne.
En effet, le Zarathoustra est semblable à un grand rêve éveillé. C’est une sorte de récit inconscient, mettant en scène des archétypes universels, tels ceux du Vieux Sage, du briseur d’idoles ou de l’enfant créateur.
Le Zarathoustra fut une sorte de boîte de Pandore contenant tous les éléments propres à susciter l’enthousiasme ou la défiance. Cela explique cette fascination-répulsion inconsciente éprouvée par Jung, envers une œuvre et un auteur qui l’accompagnèrent pendant tout son cheminement.
Le crapaud de Nietzsche
Avant de revenir aux origines de l’influence nietzschéenne sur la vie et l’œuvre de Jung, il apparaît intéressant de parler d’un rêve de Nietzsche lui-même, narré dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles. (p. 88)
Nietzsche, au cours d’un dîner de la société bâloise raconta à sa voisine de table le rêve suivant :
“J’ai récemment rêvé que ma main qui était posée devant moi sur la table, acquit soudain la transparence du verre ; je voyais nettement en elle le squelette le tissu, le jeu des muscles. Tout à coup j’aperçus sur elle un gros crapaud, en même temps que quelque chose d’irrésistible me poussait à avaler l’animal. Je surmontai mon atroce répulsion et je l’avalai.”
Il paraît que la jeune femme se mit à rire, et que Nietzsche en fut très attristé. Elle n’avait peut-être pas compris que son voisin de table, toujours habillé avec une parfaite correction, venait de lui ouvrir une porte sur les profondeurs de son inconscient, et l’intimité d’un secret dégoût.
Ce songe fut récurrent et selon Jung dans Psychologie de l’inconscient (p. 67)
“Le crapaud dont il a souvent rêvé avec l’angoisse d’être forcé de l’avaler, ne put jamais, psychologiquement parlant, être dégluti. “
Au moment où il écrit ce commentaire, Jung est un homme mur, et les débuts de la relation passionnelle avec ce compagnon sur le chemin sont anciens. Pour la comprendre nous faudra remonter une fois de plus à l’adolescence.
Page suivante
Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.