Le jeune Jung ne trouve pas de réponses chez les philosophes mais la lecture du Faust de Goethe et du Zarathoustra de Nietzsche vont le bouleverser.
Faust : Un baume miraculeux sur l’âme
Jung fut très déçu, si l’on excepte Goethe, par la lecture de divers ouvrages sur l’histoire des dogmes empruntés à la bibliothèque de son père pasteur. Jusqu’à sa découverte de Nietzsche, tout ce qu’il lisait, lui semblait contraire à l’expérience de la divinité qui était la sienne depuis l’enfance.
Conseillé par sa mère qui, sans autre explication, le lui conseilla un jour, il lut le Faust de Goethe. Notons ici que Jung commente ces paroles comme émanant de la personnalité numéro deux de sa mère. La même personnalité archaïque qu’il reconnut plus tard chez lui même.
Le vieux Jung qui se souvient dans Ma vie écrit : « Ce fut comme un baume miraculeux qui coula dans mon âme ».
Goethe, qui prenait le diable au sérieux au point de conclure un pacte avec lui, séduisit beaucoup le collégien. D’ailleurs, il resta, dans son esprit, une sorte de prophète, et toute son œuvre recèlera des allusions au Faust, en particulier la seconde partie, qu’il considérera comme une grande œuvre alchimique.
Il s’intéressa ensuite aux romantiques allemands, puis aux philosophes.
Les philosophes
Envers les philosophes, le jeune Jung éprouva tout d’abord une grande méfiance. Ces penseurs, lui semblait-il, avaient la curieuse idée que Dieu n’était qu’une « hypothèse dont on pouvait discuter ». Ce n’était pas discuter qu’il voulait mais avoir des réponses.
Il reprochait aussi à ces bavards de ne donner aucune explication sur les actions obscures de ce même Dieu. Pour lui, Dieu était une expérience immédiate, comme celle qu’il avait eue au moment de la pénible histoire de la cathédrale.
Au début de ses études universitaires, il se demanda si les rêves avaient un rapport quelconque avec les esprits. Dans l’espoir de se renseigner il lut alors sept volumes de Swedenborg !
Peu après, il éprouva à nouveau un intérêt pour la philosophie. Il lut, alors, Schopenhauer, chez lequel il appréciait le thème de la souffrance du monde. Il aimait aussi sa manière de présenter les problèmes, mais nullement sa façon de les résoudre.
Il lut ensuite Kant, avec ardeur et difficulté, et y trouva une théorie de la connaissance qui lui apporta beaucoup de lumières.
Hegel l’effraya « avec son langage aussi pénible que prétentieux ». Il lui semblait être, dit-il dans Ma vie (p.90)
« un de ces penseurs prisonniers de leur propre édifice de mots et qui, en outre s’agitent orgueilleusement dans leur prison ».
Le jugement est sévère et nous verrons que une curieuse et assez inexplicable animosité envers Hegel perdurera tout au long de la vie de Jung.
Sa curiosité s’éveilla envers d’autres philosophes, en particulier les présocratiques, mais c’est seulement avec Nietzsche que se construisit une forme de relation passionnelle, parfois inconsciente, une sorte d’attraction-répulsion, qui exerça une grande influence sur l’édification de sa pensée. Son intérêt pour Nietzsche ne se démentit jamais, et il consacra un séminaire au Zarathoustra, entre 1934 et 1938.
L’imprégnation nietzschéenne
Que ce soit pour l’édification de son œuvre, au cours de l’élaboration de son outillage conceptuel, ou dans son attitude vis-à- vis de l’existence, l’imprégnation nietzschéenne est évidente chez Jung.
Une des manifestations la plus visible de cette filiation se manifeste par leur goût commun pour le paradoxe. Cette manière de penser les conduisit parfois à énoncer une idée, ou à défendre, en apparence, une thèse pour en montrer, en même temps, ou ultérieurement, la fausseté.
Pour Nietzsche comme pour Jung, il n’y a pas de vérité absolue, de lumière sans ombre, et toute chose contient son contraire. C’est cet esprit paradoxal, qui incita et incite toujours leurs détracteurs à leur faire le commun reproche d’obscurité et de confusion.
La relation Jung-Nietzsche commence d’une manière assez négative. Le premier contact se situe au début de ses années universitaires. On le voit alors, bien installé dans sa personnalité n°1, celle qui privilégie la vie consciente et sociale. Il est peu disposé à recevoir des stimulations intellectuelles propres à réveiller l’Autre, ce numéro 2, maintenant relégué à l’arrière plan, qui le suivait autrefois comme une ombre.
Nietzsche avait terminé le Zarathoustra en 1885, alors que Jung était âgé d’une dizaine d’années. La rumeur, dans le milieu universitaire, en faisait un personnage peu sympathique, sur lequel on colportait des anecdotes concernant plutôt la personne que les idées. Il était violemment contesté par les étudiants compétents en philosophie, et très mal vu par des professeurs qui, le plus souvent, ne l’avaient même pas lu.
Le fait d’entendre parler d’un philosophe aussi rejeté par ses semblables, aurait du attirer le jeune Jung, mais, dit-il , « J’hésitais à le lire, m’y sentant insuffisamment préparé ».
La peur de Jung envers la personnalité de Nietzsche
L’explication la plus vraisemblable des hésitations du jeune Jung se situe au niveau du regard lucide qu’il posait déjà sur sa propre fragilité psychique. Il était certainement conscient que cette présence en lui de deux personnalités représentait une menace de dissociation et de schizophrénie. L’impression d’angoisse, concernant le sentiment de secrète parenté qu’il ressentait avec Nietzsche, est ainsi exprimée dans Ma Vie :
« J’avais comme une angoisse secrète de lui ressembler au moins quant au « secret » qui l’isolait dans son milieu. Peut-être – qui sait ? – avait-il eu des aventures intérieures, des visions dont par malheur il aurait voulu parler, mais qui n’avaient malheureusement été comprises de personne. Évidemment c’était un être hors série ou du moins qui passait pour tel, pour un lusus naturae, un jeu de la nature, ce que je ne voulais être à aucun prix. J’avais peur de découvrir que moi aussi j’étais, comme Nietzsche, « un être à part » (p.127)
Ne croyons pas, à cette lecture, que le jeune Jung, avait la vanité de se comparer au philosophe Nietzsche. Il avait, au contraire, un sentiment de petitesse envers quelqu’un d’aussi cultivé, et qui avait atteint de vertigineuses hauteurs. Cela ne faisait que conforter son idée que les excentricités permises à ce personnage extraordinaire lui étaient interdites.
Après un temps de résistance, un phénomène moteur de la vie de Jung, « l’intense curiosité » à laquelle il ne sut jamais résister, balaya ses craintes et il se « décida à lire ».
Le jeune Jung lit Ainsi parlait Zarathoustra
Il commença par les Considérations inactuelles et fut passionné par un ouvrage qui mettait la vie au dessus de la pensée, et la personne au dessus de la doctrine. « Emporté d’enthousiasme », il lut ensuite Ainsi parlait Zarathoustra. Cette lecture provoqua chez lui un véritable choc. Il écrit :
« Ce fut comme pour le Faust de Goethe, une des plus fortes impressions que je reçus. Zarathoustra était le Faust de Nietzsche, et mon côté numéro 2 était mon Zarathoustra – naturellement compte tenu de la distance qui sépare une taupinière du mont Blanc. » (Ma vie p. 128)
Une telle impression ne peut que laisser des traces, même si elles ne sont pas conscientes. Nous irons jusqu’à suggérer que la force de l’émotion occasionnée par Nietzsche à cette époque, et le refus de se laisser aller à une dangereuse fascination, provoquèrent en lui un refoulement très freudien.
En effet, dans le cas de Jung, après le choc intervenait toujours la réflexion et la recherche du sens. L’interrogation et une réflexion sur lui même ne pouvaient donc manquer de survenir.
L’adolescent tourmenté était persuadé du côté morbide du personnage de Zarathoustra. Son numéro 2 l’était-il aussi ? Son génie aurait du suggérer à Nietzsche que « quelque-chose allait de travers » or, « jouant les funambules il avait fini par tomber en dehors de lui-même ». C’est ainsi qu’il était devenu un possédé, un homme que la société rejetait.
Jung écrira plus tard, dans Problèmes de l’âme moderne, au sujet du destin tragique de ceux qui sont habités par une passion créatrice :
« Il existe rarement un être créateur qui ne doive pas payer chèrement l’étincelle divine de capacités géniales. » (p. 347)
Le rejet conscient du Zarathoustra.
Tout cela fait horreur au numéro 1 de Jung, celui-là qui avait décidé de réussir sa vie extérieure. L’empirisme l’emporte, il refuse l’irréalité de Nietzsche et, consciemment, rompt pour longtemps avec le Zarathoustra. On peut lire dans Ma vie :
« Le Faust m’avait ouvert une porte, le Zarathoustra m’en ferma violemment une autre, et pour longtemps. Il en fut de moi comme du vieux paysan dont deux vaches, par sorcellerie, avaient eu l’encolure prise dans le même licou et à qui son jeune fils demandait comment chose pareille était possible. Et il répondit : « Henri, de ces choses on ne parle pas ! » (p.129)
L’influence du Zarathoustra devient, à partir de cette époque, un courant souterrain, souvent inavoué. Elle est cependant évidente dans la forme et le fond du Livre rouge et sous le déguisement gnostique des Sept Sermons aux morts. On peut aussi dire que pendant les périodes des grandes plongées dans l’inconscient de Jung il y avait une présence latente de Nietzsche.
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Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.