Comment C.G. Jung privilégie la vie pratique tout en continuant à suivre l’enseignement de l’inconscient et à recevoir des rêves prémonitoires.
Opposition entre les deux personnalités de Jung
Le jeune Jung avait du mal à vivre avec sa double image intérieure.
Son aspect numéro 1, se présente, selon ses dires, comme un jeune homme assez antipathique, ambitieux, peu doué, instable, aux manières douteuses et pas très propre !
Son aspect numéro 2 considère, avec une pointe de dégout, le numéro 1 comme une charge ingrate, alourdie par une kyrielle de défauts, dont les plus graves sont le manque de compréhension et d’ordre, en particulier en ce qui concerne la philosophie et la religion. Ce numéro 2 n’est pas vraiment un caractère mais plutôt une sorte de vision totale et dépourvue d’indulgence, de la nature humaine. La vision de l’existence du numéro 2 voudrait s’exprimer, mais elle répugne à le faire par l’intermédiaire, épais et obscur, du numéro 1.
Un autre aspect du numéro 2 est à noter car il est une annonce du Jung de la maturité : “il se sentait en un secret accord avec le Moyen Age.”
On arrive alors, en cette difficile période, se situant à la fin des études secondaires de Jung, à une situation assez critique qu’il décrit ainsi dans Ma vie :
“Quand le numéro 2 prédominait, le numéro 1 était enfermé en lui et suspendu ; inversement le numéro 1 considérait l’autre comme un royaume intérieur obscur.”
Le rêve de la petite lumière
C’est encore un rêve, qualifié par lui d’inoubliable, qui va sortir Jung d’une situation qui aurait pu le conduire vers une dangereuse dissociation de la personnalité. Il le raconte dans Ma vie (p.110) :
“C’était la nuit, à un endroit inconnu. Je n’avançais qu’avec peine contre un vent puissant soufflant en tempête. En outre il régnait un épais brouillard. Je tenais et protégeais de mes deux mains une petite lumière qui menaçait à tout instant de s’éteindre. Or il fallait à tout prix que je maintienne cette petite flamme : tout en dépendait. Soudain j’eus le sentiment d’être suivi ; je regardais en arrière et perçus une gigantesque forme noire qui avançait derrière moi. Mais, au même moment, j’avais conscience que – malgré ma terreur – sans me soucier de tous les dangers, je devais sauver ma petite flamme à travers nuit et tempête. »
Ce rêve, qui survint peu de temps après le début de ses études à Bâle, fut pour Jung une grande illumination. Il lui trouva immédiatement un sens, qui eut un rôle majeur dans son évolution jusqu’aux débuts de l’âge mûr. Sur un plan pratique, ce rêve débloqua son incapacité à prendre une décision.
Le jeune étudiant hésitant allait, enfin, opérer les choix nécessaires à son insertion dans la société, et à la mise en valeur de ses capacités.
Jung comprit que sa personnalité numéro 1 portait la lumière, et que la numéro 2 la suivait, comme une ombre. La petite flamme, c’était sa conscience, l’unique et le plus précieux trésor en sa possession. Sa mission, à cette période de sa vie, était de conserver cette flamme, si petite et si fragile par rapport aux puissances de l’ombre.
Ce jeune homme introverti devait faire l’effort d’aller dans le monde de la surface, un monde qui ne veut rien savoir des secrets insondables des profondeurs. Il devait s’y consacrer aux tâches quotidiennes et cela représentait pour lui un lourd sacrifice. Toujours dans Ma vie, il écrit :
“Je reconnus que mon chemin me conduisait irrévocablement vers l’extérieur, dans la tridimensionnalité, avec son obscurité, sa limitation. Il me semblait que, de la même manière, Adam avait jadis quitté le paradis : l’Éden lui était devenu fantomatique, et la lumière dorénavant se trouvait là où, à la sueur de son front, il devait labourer un champ pierreux.”
Il choisit donc d’écarter le numéro 2. Cependant, preuve que le cheminement vers sa personnalité totale était déjà amorcé, c’est avec une belle maturité qu’il comprit que renier complètement ce côté serait une automutilation. Le numéro 2 devint flou mais il s’installa définitivement à l’arrière plan de sa vie.
L’inconscient comme précieuse source d’informations
C’est à partir du songe de la petite lumière, que Jung commença à se poser des questions sur l’origine même des rêves.
Jusque-là, il les avait considérés, tout naturellement, comme des envois de Dieu. Mais au fur et à mesure qu’il grandissait son esprit devint plus critique vis-à-vis de la religion. La pensée s’insinua en lui d’une possibilité de quelque chose à l’œuvre dans les coulisses qui serait en relation avec le monde du numéro 2 :
“Je ne doutais pas du tout que le numéro 2 eut quelque rapport avec la production des rêves et il était facile de lui attribuer l’intelligence supérieure postulée par les rêves.”
C’est aussi par l’intermédiaire des rêves, que Jung reçut les avertissements de l’inconscient.
Avertissement du danger pour son psychisme de plonger trop avant dans l’âme africaine. En effet, pendant son voyage en Afrique il était affaibli physiquement et les rêves lui dirent qu’il était, psychiquement, dangereux pour lui de se laisser envahir par des impressions primitives et étrangères à sa culture.
Prémonition de la mort de sa mère. Là aussi il était en voyage et il rêva que le Chasseur Sauvage avait ordonné qu’on lui apporte un être humain. Il se réveilla avec une mortelle frayeur et le matin suivant il apprit la nouvelle de la mort inattendue de sa mère.
Jung attachait une telle importance à ses songes que, à la suite d’un rêve, il était susceptible de changer tous ses projets.
Par exemple, au cours d’un voyage à bicyclette en Italie du Nord, il rêve qu’il est incapable de répondre à une question difficile, à cause d’une connaissance insuffisante du latin. Il pense et repense à ce songe et finit par établit un lien avec son étude en cours Métamorphoses et symboles de la libido. Persuadé de l’insuffisance de ses connaissances il décide alors d’interrompre le voyage et rentre chez lui pour travailler.
La rupture avec Freud fut, elle aussi, annoncée par des rêves.
L’inconscient, si on en croit Jung, a de meilleures sources d’information que la conscience. Pendant qu’il travaillait à son ouvrage Métamorphoses et symboles de la libido, ouvrage qui devait lui coûter l’amitié de Freud, il eut des songes très significatifs. L’un des plus impressionnants, raconté dans Ma vie (p.190) se situe dans une contrée montagneuse, au voisinage d’une frontière :
“C’était vers le soir, je voyais un homme d’un certain âge revêtu de l’uniforme des douaniers de la monarchie impériale et royale. Un peu courbé, il passa près de moi sans m’accorder d’attention. Le visage avait une expression morose, un peu mélancolique et agacée. D’autres personnes étaient présentes et l’une d’elle me fit savoir que ce vieillard n’était pas du tout réel, c’était l’esprit d’un employé des douanes mort des années auparavant. “Il est de ces hommes qui ne pouvaient pas mourir”, disait-on”.
Jung situe le rêve en 1911, à un moment où Freud avait perdu de son autorité et de son emprise sur lui. Cependant, même si son attitude était critique, il le tenait encore en grande estime.
Naturellement, Jung réfléchit à son rêve et se mit à l’analyser.
Il interpréta la douane comme étant la censure, et la frontière lui fit penser à celle qui s’était établie entre ses propres vues et celles de Freud. Il ne put écarter l’analogie entre le vieux douanier triste et Freud. Cela lui fit beaucoup de peine. Il avait, en effet, l’impression que le rêve lui demandait de ne pas refouler sa critique, de ne pas trop se laisser aller à l’admiration.
En y réfléchissant bien, le rêve, comme l’aurait dit Freud lui-même, lui demandait de tuer le père spirituel. Cela le consterna, car il ne voyait en lui aucune trace consciente d’un tel désir de mort. Seul le fait que la dernière phrase renfermait une allusion à l’immortalité, vint atténuer ce que ce songe, avait de dérangeant.