C.G. Jung, malgré son admiration pour l’œuvre de Nietzsche, lui reproche de ne pas avoir appliqué sa philosophie à sa vie personnelle. Il analyse aussi la fragilité psychologique qui l’a conduit à la dissolution et la folie.
Les grands reproches de Jung à Nietzsche
L’attitude de Jung envers Nietzsche fut aussi ambiguë dans la phase de la relation consciente que dans celle de la relation inconsciente.
S’il ne ménage pas ses compliments et ses remerciements envers des thèmes qu’il considère comme fondateurs de sa pensée, il a des jugements beaucoup moins positifs sur l’homme Nietzsche, sur sa pathologie, sur certains aspects de sa pensée. Il va même jusqu’à remettre sérieusement en cause son athéisme.
Pour Jung la philosophie, comme la psychologie, est destinée à l’homme et non à la pure spéculation intellectuelle. L’un de ses grands reproches envers Nietzsche est de ne pas avoir appliqué ses théories à sa propre vie. Il écrit dans Ma vie (p.180) :
“Nietzsche, avec son exubérance, ne serait peut-être pas tombé hors du monde s’il s’en était tenu aux bases mêmes de l’existence humaine.”
Il avait perdu le contact avec le réel, se voulait un philosophe-médecin mais ne maîtrisait pas sa propre santé.
L’analyse du cas Nietzsche sur le plan de la névrose et de la folie.
L’analyse du cas Nietzsche sur le plan de la névrose et de la folie des dix dernières années a été effectuée dans Psychologie de l’inconscient, ouvrage assez ancien, mais dont la dernière édition entièrement revue date de 1942. Les pages 66 à 73 lui sont consacrées.
Jung évoque Nietzsche dans d’autres ouvrages mais c’est dans celui-ci qu’il parle de la manière la plus directe, avec une pointe de pitié, de celui qui, comme il est dit dans le Zarathoustra, s’est lapidé de ses propres mains.
Il fait aussi allusion à un type de caractère avec des hauts et des bas chez lequel :
« La stimulation de l’humeur, tout d’abord joyeuse, qui va s’exciter jusqu’à atteindre des hauteurs où l’on se sent de plain-pied avec l’héroïque et le divin, sera suivie de façon certaine par une dégringolade de la même ampleur. » (p.70)
Jung examine d’une manière critique la vie de celui qui, selon lui, après avoir enseigné de dire oui à l’impulsion vécut
“par delà l’instinct dans l’air des cimes vers lesquelles s’envole l’héroïsme”.
pour s’imposer un mode de vie qui lui semblait hygiénique et suivre ainsi la quête des valeurs les plus saines. Cette quête est décrite en détail dans Ecce homo au chapitre : Pourquoi je suis si sage.
Nietzsche a recherché les meilleurs climats, les régimes les plus divers, et absorbé beaucoup de somnifères. Finalement comme l’écrit Jung :
“Il prêchait de dire oui à l’impulsion et il vécut une négation de la vie. Les hommes lui inspiraient un trop grand dégoût et en particulier l’homme en tant qu’animal qui vit de son instinct, pour qu’il puisse en être autrement” … “C’est pourquoi la vie de Nietzsche ne nous convainc pas de la justesse de sa doctrine. Car le “surhomme” veut pouvoir vivre à Naubourg et à Bâle, malgré le “brouillard et les ombres” il veut la femme et la progéniture …
”Nietzsche omit de vivre un instinct, précisément l’instinct animal de la vie : Nietzsche fut, sans que cette considération attente le moins du monde à sa grandeur et à sa signification, une personnalité maladive”.
On observe ici une dissemblance manifeste entre le comportement de Jung et celui de Nietzsche.
Jung aimait les plaisirs de la vie. Il fumait, était amateur de bonne chère et de bon vin. Il eut femme et enfants et résistait difficilement à la beauté et à l’intelligence féminine. Ce que nous avons dit sur sa vision, en accord avec celle de Nietzsche, du côté positif des grandes maladies ne concerne pas ce qu’il appelle ici une personnalité maladive. Il s’agit pour lui d’une sorte de dévoiement de l’instinct chez un être qui ne s’est pas appliqué à assumer la totalité de la Vie.
La volonté de puissance
Pourtant, pense Jung, il y avait en Nietzsche un dynamisme, une énergie de vivre et si on lui avait reproché de tourner le dos à l’instinct il aurait protesté vigoureusement. Pourquoi, alors, ses impulsions instinctives l’ont-elles éloigné du monde des autres hommes, isolé dans un dégoût du troupeau humain ?
La réponse serait qu’à côté de l’instinct de la satisfaction des sens et de la conservation de l’espèce il existe un autre instinct, celui de la conservation de soi-même. Il s’agit de la volonté de puissance. C’est de cet instinct que parle Nietzsche et tout le monde pulsionnel dérive pour lui de cette volonté. La conséquence en est une unilatéralité et une grave inflation psychologique que Jung décrit ainsi dans les pages 68,69 de Psychologie de l’inconscient :
“Le cas de Nietzsche montre d’une part quelles sont les conséquences d’une unilatéralité névrotique, et d’autre part quels sont les dangers que comporte en soi toute tentative de sauter par-dessus le christianisme.
Nietzsche a indubitablement ressenti au plus profond de lui-même la négation, qu’impose le christianisme, de la nature animale de l’homme, et il se mit en quête d’une nouvelle totalité humaine, édifiée sur un plan plus élevé, par delà le bien et le mal.
Quiconque soumet l’attitude fondamentale du christianisme à une critique sérieuse se dépouille par là même de la protection séculaire que celui-ci lui ménageait. Il se livre alors inéluctablement à l’âme animale de l’homme. C’est alors le moment de l’ivresse dionysiaque, la révélation bouleversante de la “Bête blonde” qui s’empare du naïf, ignorant de l’aventure où il s’est engagé, et qui le remplit d’un vertige inconnu. L’état frissonnant de possession dans lequel il se trouve fait de lui un héros, ou une espèce de demi-dieu, animé par le sentiment d’une grandeur supra-humaine. Il se sent précisément “à six mille pieds par delà le bien et le mal.”
C’est la puissance du Moi qui a été exaltée dans le cas de Nietzsche. Une sorte d’héroïsme chronique lui a fait perdre la plasticité adaptative nécessaire à la vie.
Confrontation de Nietzsche avec son ombre
Au moment où Nietzsche fut confronté avec son ombre qui était la volonté de puissance, il n’a pas su la reconnaître.
Au cours du combat entre le principe du Moi et le principe de l’instinct, lui qui prônait la complexité et le dépassement des limites, s’est retrouvé dépendant de la structure et de la limitation d’un Moi qui ne pouvait supporter la présence de cet autre, de cet adversaire intérieur, son ombre.
Toutes les manifestations de l’inconscient sont devenues suspectes à celui-là même qui avait su écrire sous sa dictée le premier livre du Zarathoustra. L’ombre y était représentée symboliquement d’une manière très visible sous la forme de l’homme le plus laid mais le surhomme dans lequel se projetait Nietzsche a refusé de la voir. Dans un texte de la deuxième partie qui justement s’appelle l’ombre (p. 525) on lit:
« C’est mon Ombre qui m’appelle ? Qu’importe mon Ombre ? Qu’elle me coure après, moi je la fuis. »
Zarathoustra lui-même, comme le dit Jung dans Ma vie, était la grande ombre de Nietzsche. C’était aussi une manifestation de l’inconscient, semblable à celle de son propre numéro 2.
Le problème vint du fait que Le Moi conscient de Nietzsche préoccupé d’héroïsme et déraciné des forces vitales n’était pas assez fort pour conserver sa cohérence et son identité. Il devint Dionysos et le crucifié et sa cohérence psychique éclata définitivement.
Les prodromes de cette dissolution se lisent dans le poème Sils-Maria qui fait partie des Chansons du Prince hors-la-loi dans Le Gai Savoir (p.291)
Ici j’étais assis à attendre,
Attendre – mais à n’attendre rien,
Par delà le bien et le mal, à savourer tantôt
la lumière, tantôt l’ombre,
N’étant moi-même tout entier que jeu,
Que lac, que midi, que temps sans but.
Lorsque soudain, amie ! un se fit deux
Et Zarathoustra passa devant moi…
C’est à ce moment que commença la sensation d’écartèlement que Nietzsche éprouva au début de sa maladie mentale.
Page précédente | Page suivante
Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.