Jung n’a cessé de s’interroger sur le sens de la vie et de la mort. Touché par la maladie, par celle de ses patients et de ses proches, il s’exprime directement dans les nombreuses lettres qu’il adresse à une multitude de correspondants.
Jung et la maladie
Au début de 1944 Jung a été victime d’un infarctus cardiaque et il s’en est fallu de peu pour qu’il revienne à la vie. Il a relaté cet épisode important, ainsi que les visions qui l’ont accompagné, dans son autobiographie Ma vie (chapitre Visions).
Le 1er février 1945 il écrit au Docteur Kristine Mann alors qu’il vient d’apprendre qu’elle est atteinte d’une forme grave d’un cancer. Il regrette de ne pouvoir lui parler directement et lui écrit :
« Vous savez que j’ai été moi aussi terrassé par l’ange de la mort qui a bien failli réussir à m’effacer de ses tablettes. […]
Cette maladie a été pour moi une expérience extrêmement précieuse; elle m’a donné l’occasion rare de jeter un œil derrière le voile. C’est déjà là une chose difficile : se détacher du corps, devenir nu, vide du monde et de la volonté du Moi. Lorsqu’on parvient à se débarrasser de la volonté furieuse de vivre et qu’on a l’impression de tomber dans un brouillard sans fond, commence la vraie vie, avec tout ce pourquoi on était fait et qu’on n’avait jamais atteint. C’est quelque chose d’indiciblement grand. J’étais libre, complètement libre et j’éprouvais des sensations totalement nouvelles. »
Expérience de Mort Imminente (E.M.I.) que Jung relate
Jung évoque alors les visions qui ont fait irruption alors qu’il était proche de la mort :
« Je me trouvais en un point situé exactement au-dessus de la pointe sud de l’Inde qui brillait dans une lumière bleuâtre argentée, et Ceylan reposait telle une opale étincelante dans la mer bleue et profonde. J’étais dans l’univers, et il y avait là un grand rocher isolé dans lequel avait été construit un temple. Je voyais son entrée, éclairée par mille petites flammes attisées avec de l’huile de noix de coco, et je savais qu’il me fallait pénétrer dans le temple et que j’y trouverais le savoir tout entier. Mais à cet instant apparut un messager venant de mon monde (jusqu’alors un recoin tout à fait négligeable de l’univers) et il me dit que je ne devais pas quitter mon monde — et en un instant, toute la vision s’est déchirée. »
Durant trois semaines, cette vision ne l’a pas quitté :
« Mais pendant les trois semaines qui ont suivi, j’ai passé toute la journée à dormir et, chaque nuit, je m’éveillais dans l’univers et retrouvais cette vision. Ce n’était pas moi qui étais uni à quelqu’un ou à quelque chose — c’était uni, c’était le hieros gamos, l’agneau mystique. C’était une fête muette, invisible, traversée par un sentiment incomparable et indescriptible de félicité éternelle; je n’aurais jamais cru qu’un tel sentiment soit du domaine de l’expérience humaine. »
Suite à cette expérience, la mort a pris un sens différent pour lui :
« Tant que nous nous situons à l’extérieur de la mort et que nous la voyons du dehors, elle est de la plus grande cruauté. Mais dès que l’on se tient à l’intérieur de la mort, on éprouve un sentiment si profond de totalité, de paix et d’accomplissement que l’on voudrait ne plus en revenir. J’ai en effet souffert, lors du mois qui a suivi ma première vision, de profondes dépressions car je sentais que je guérissais. C’était comme si je mourais.
Je ne voulais pas vivre et retrouver cette vie fragmentée, restreinte, étroite, quasi mécanique, où l’on est soumis aux lois de la pesanteur et de l’attraction, où l’on est prisonnier d’un système tridimensionnel, constamment entraîné avec d’autres corps dans le tourbillon du fleuve impétueux du temps. Là-bas, c’était la plénitude, c’est-à-dire l’accomplissement, le mouvement éternel (et non le mouvement dans le temps). »
Il termine sa lettre par ces quelques mots :
« Soyez patiente et considérez cela comme une nouvelle tâche, difficile, la dernière cette fois. »
Jung et le suicide
Jung évoque l’idée du suicide dans une lettre adressée à un correspondant allemand (son nom n’est pas cité) le 10 juillet 1946 :
« L’idée de suicide est certes aisément concevable mais elle ne me paraît pas recommandable. Nous vivons pour atteindre le plus haut degré possible de développement spirituel et de prise de conscience. Tant que la vie est possible, même si ce n’est que dans une infime mesure, on devrait s’y accrocher pour l’épuiser, dans le but de la prise de conscience. Interrompre la vie avant l’heure, c’est condamner au silence une expérience inachevée. Nous y sommes plongés depuis toujours et nous devons conduire cette expérience jusqu’à ses limites extrêmes. »
Quelques jours plus tard, le 25 juillet 1946, veille de son 71e anniversaire, il répond au Docteur Eleanor Bertine et évoque le décès de Kristine Mann qui est intervenu au mois de novembre 1945.
« On peut se demander en effet si une personne atteinte d’une maladie aussi horrible doit ou peut mettre fin à ses jours. Dans de tels cas, je pense qu’il ne faut rien influencer. Si je me trouvais dans de pareilles circonstances, je laisserais libre cours aux choses, car s’il est dans la nature de l’homme de pouvoir se suicider, toute sa vie va alors effectivement dans cette direction ; j’en suis convaincu.
J’ai vu des cas dans lesquels il aurait presque été criminel d’empêcher le suicide car tout montrait que le suicide correspondait aux tendances de l’inconscient et qu’il s’agissait d’une donnée fondamentale. A mon avis, on ne gagne donc en fait rien à empêcher une telle mort. Il faut s’en remettre à la décision de l’individu. Tout ce qui nous semble faux peut être vrai dans certaines circonstances sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir et dont nous ne comprenons pas le sens.
Si Kristine Mann s’était suicidée sous la pression de douleurs insupportables, j’aurais pensé qu’elle avait raison. »
Le corps semble très souvent survivre à l’âme
Le même jour, il réagit à l’annonce qu’une personne est atteinte d’un cancer en évoquant la question du corps qui bien souvent survit à l’âme (lettre adressée à Margaret E. Schevill/USA) :
« Je suis vraiment désolé que X. soit atteinte d’un cancer ; ce cancer arrive vraiment trop tôt et c’est de toute façon une manière bien grossière de tuer un être vivant. Mais la nature est à bien des égards terrible. Le fait est que le corps semble très souvent survivre à l’âme, même lorsqu’il n’y a aucune trace de maladie.
C’est comme si l’âme se séparait du corps, parfois des années avant la véritable mort; il arrive qu’une telle séparation ait lieu chez des personnes en parfaite santé qui, peu de temps après, meurent d’un accident ou d’une maladie aiguë. Autant qu’on sache, il n’y a pas de dissolution immédiate de l’âme. On pourrait presque dire que c’est le cas contraire. »
Ces quelques extraits figurent dans le livre C.G. Jung, Correspondance, Tome 2. Ils nous invitent à explorer plus avant ces thèmes en lisant ou relisant la correspondance et les nombreux textes qui traitent ce ces questions fondamentales. Elles nous concernent tous.
Jean-Pierre Robert – Juillet 2022