Karen Guillorel consigne jour après jour ses rêves tout au long de son voyage de Paris à Jérusalem, à pied et à vélo, soit près de 6000 km. Nous l’avons rencontrée, elle partage volontiers ses expériences.
Carnet de rêves de Karen Guillorel
EFJ Vous avez écrit un livre De l’aventure au voyage intérieur – Paris Istanbul Jérusalem qui relate votre voyage de Paris à Jérusalem, comment est née cette aventure ?
Karen Guillorel Depuis l’âge de 20 ans je suis accompagnée par une psy jungienne. Je suis donc entrée dans une philosophie du voyage fortement teintée par la pratique de la transcription de mes rêves.
Quand je marche, c’est rare que je ne réfléchisse pas. Sachant que le moment idéal pour moi est celui où je cesse de « penser » après avoir atteint un pic de fatigue physique. En ce qui me concerne, cela arrive en général quand je marche 40 km pendant la même journée.
C’est un moment de grâce où je marche quasiment en hypnose. Mais, à ce moment précis, il y a beaucoup de mouvements intérieurs qui ont lieu, de choses qui se débloquent. Le fait d’avoir six mois devant moi pour marcher laisse du temps pour approfondir beaucoup de choses !
Pouvez-vous décrire ce voyage ?
Ce périple a été à la fois externe, au sens classique du voyage, mais aussi intérieur dans le sens où il a été irrigué par une réflexion au long cours, accompagnée par cette pratique de transcription quotidienne des rêves.
J’ai fait de cette dernière le fil rouge de mon voyage. Le seul élément stable de ce périple a été d’écrire mon rêve le matin, et la veille au soir de faire mon sac à dos pour que je sois prête à repartir le lendemain matin.
Mais cette pratique est très fatigante. En effet, pendant la journée, je rencontre plein de personnes sur ma route et je découvre le pays, traversant même parfois une frontière. Et la nuit, continue l’autre voyage, différent mais tout aussi éreintant lorsqu’il est mené quotidiennement, il se révèle dans le monde des symboles.
À ce rythme soutenu de jour comme de nuit, je suis arrivée très fatiguée à Istanbul au bout de quatre mois.
J’ai alors dû me mettre en vacances de mes rêves pendant 15 jours car j’étais arrivée à une extrémité d’épuisement physique et psychique.
Cependant, cette pratique m’a permis aussi de rester « rassemblée ».
Combien de rêves avez-vous notés lors de votre voyage et comment les avez-vous notés ?
Sur une période de 6 mois je dois en avoir noté autour de 170. Je les notais sur un carnet de rêves et j’ajoutais quelques lignes de contexte qui me permettaient de voir ce qui avait traversé ma journée de la veille.
Au début je notais uniquement deux à trois lignes de contexte, mais à la fin du voyage ces lignes représentaient de l’ordre de 15 à 20 % du texte écrit quotidien.
Vous disposez d’une vraie richesse avec ces 170 rêves …
Et si une personne souhaite lancer une recherche en s’appuyant sur le corpus complet, je peux les mettre à sa disposition et même documenter certains aspects manquants avec mes autres documents : photographies, dessins, etc.
C’est assez inédit de traverser à pied les frontières, de noter ses rêves au jour le jour, ça fait quelque chose au psychisme, sans que je sache quoi précisément.
J’aimerais savoir par exemple si ces rêves sont les mêmes que ceux faits par un être humain qui dort toujours dans un même lit ou si la matière onirique diffère lorsqu’on est en translation comme je l’ai été…
Avez-vous effectué d’autres voyages ?
Deux ans plus tôt, en 2004, je me suis rendue à Saint Jacques de Compostelle et la matière du rêve, même si elle n’irriguait pas le voyage comme quand je suis allée à Jérusalem, était présente. J’ai des souvenirs de sommeil où je m’endormais littéralement, d’un seul coup, et là, des rêves surgissaient. Je n’en ai rien fait, mais je me souviens très bien de leur importance.
Puis je suis partie, de Barcelone vers Paris en 2008 avec deux ânes. Mais je n’étais pas seule cette fois-là, car j’avais aussi un compagnon de voyage. Nous avons continué de Paris à Amsterdam en vélo. Dans ce type de voyage le rêve prend moins de place car on n’a pas assez de temps pour l’intériorité du fait de l’échange avec la personne qui partage la route – et ici, les animaux dont il est nécessaire de prendre soin.
J’ai également pris le Transsibérien en 2012. C’est un autre type de voyage, que de rêver dans un train. C’est une autre expérience, car le corps est immobile et en mouvement en même temps, transporté par un véhicule, presque un grand vaisseau spatial (même si à mes yeux le rêve est déjà un vrai vaisseau spatial en soi).
Puis j’ai cessé de voyager pendant quelques années.
Et qu’avez-vous fait dans l’intervalle ?
À ce moment là je suis devenue scénariste professionnelle et je me suis empêchée de voyager parce que je pensais que je risquais de sortir de la société en quelque sorte, en étant alors fantasque d’une manière qui n’était plus pertinente dans ma trajectoire. Je craignais d’entrer dans une rêverie qui n’était plus adaptée à la réalité de mon existence. Aujourd’hui je ne pense plus cela.
Il y a un an, j’ai décidé de repartir mais de mon point de vue je n’avais pas précisément le choix. Je sentais que l’appel du voyage était réel et puissant. Ne pas obéir à l’appel du voyage, c’est à mes yeux presque se mettre en danger intérieur.
Karen Guillorel
Karen Guillorel est écrivaine, scénariste, réalisatrice … Pour en savoir plus, vous pouvez visiter son site internet.
Entretien Rêve et voyage
Réalisé par Jean-Pierre Robert au mois de mai 2021.