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Individuation de la psychologie analytique. Entretien avec Mark Saban

Peggy Vermeesch a donné la parole à l’analyste jungien Mark Saban, avec pour fil conducteur son livre Two souls Alas [Deux âmes hélas]. Cet ouvrage traite des deux personnalités de Jung et de l’élaboration de la psychologie analytique. Mark Saban détaille les motivations qui l’ont amené à cette étude riche en implications cliniques.

Son travail a été initialement présenté lors d’une série de conférences données à Zurich en 2019.

Version anglaise de cet entretien

Cet entretien est centré sur l’ouvrage Two Souls Alas [Deux âmes hélas] de Mark Saban, présenté en français, mais non traduit dans cette langue. Il est sous titré « Les deux personnalités de Jung et l’élaboration de la psychologie analytique ».

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Introduction

Peggy Vermeesch : Dans la conclusion de votre livre, vous reformulez l’idée principale de la manière suivante : pour que la psychologie analytique suive véritablement la prémisse de base de Jung, ses idées doivent s’individuer, et donc : « être mises en tension avec ce qui leur manque. À moins que les idées de Jung ne relèvent un tel défi … elles se figeront et mourront, ou pire, deviendront le dogme d’un culte ».

Mark Saban : Pour être honnête, je pense que tout s’individue. Pour que la psychologie jungienne elle-même puisse s’individuer, les idées des participants, y compris les miennes et les vôtres, devraient également s’individuer.

Si nous considérons les écrits de Jung comme une vérité immuable, aucune individuation ne pourra se produire. En citant Nietzsche, Jung écrit à Freud que l’on rend un mauvais service à un maître si l’on reste éternellement un élève. Pour véritablement honorer votre maître, il est nécessaire de le dépasser en développant de nouvelles idées, en s’appuyant sur ce que vous avez appris, et même en prenant des positions contraires à ses idées.

 

Les deux personnalités de Jung

Un fil conducteur tout au long de votre livre est votre discussion sur l’expérience de Jung, qui percevait en lui deux personnalités distinctes, qu’il a eu tant de mal à réconcilier et qui a résonné dans le développement ultérieur de sa psychologie. Cette lutte continue d’affecter la manière dont les théories de Jung sont pratiquées et enseignées aujourd’hui.

Dans les premiers chapitres de Ma Vie, Jung décrit son enfance et ses deux personnalités. La personnalité numéro 1 était son identité ordinaire, celui qui allait à l’école et avait des amis. La personnalité numéro 2 le connectait à l’infini et à la spiritualité à travers des rêves, des visions et des jeux. Étrangement, Jung se sentait plus à l’aise dans ce second monde. Dès qu’il en avait l’occasion, il préférait vivre dans la personnalité numéro 2, tandis que la numéro 1 était une nécessité agaçante pour exister dans le monde.

Il était très tenté de partager ce monde de la personnalité numéro 2 avec les autres, mais il craignait qu’ils ne se moquent de lui, le rejettent ou le considèrent comme fou. En lisant Nietzsche, il percevait une relation similaire avec cet autre monde. Nietzsche avait commis l’erreur de le révéler et était devenu fou. Jung, terrifié à l’idée de finir comme Nietzsche, garde ce monde secret tout en maintenant un contact constant avec lui.

Quand il évoque ces premières expériences transformatrices, il imagine deux rivières se rejoignant pour former un grand fleuve. Il veut dire que lorsque les personnalités numéro 1 et numéro 2 se rejoignent, elles ont le pouvoir de faire avancer véritablement et de permettre une transformation profonde.

Vous citez Jung qui dit de la psychiatrie : « En elle seule pouvaient confluer les deux fleuves de mon intérêt et se creuser leur lit en un parcours commun. » (Jung, Ma Vie, p. 134).

Lorsque cela se produit, des choses créatives et passionnantes peuvent émerger, malgré la difficulté de la tension entre les deux. C’est à partir de là que naît l’idée de la fonction transcendante chez Jung, essentielle à l’individuation, que je considère comme centrale dans la psychologie jungienne. Dans mon livre, je retrace les idées fondamentales de Jung à partir de son expérience avec ses deux personnalités.

 

Une psychologie privilégiant la personnalité N° 2

Je suggère que, tout au long de sa vie, Jung ait eu tendance à être attiré par sa personnalité numéro 2, ce qui a créé un biais en faveur du monde des rêves, des symboles, des mythes, des archétypes, de l’alchimie et de l’inconscient collectif. Jung s’intéressait relativement peu aux aspects de la personnalité numéro 1 : les relations ordinaires, vivre dans le monde, se connecter socialement et politiquement.

À une exception près : il a consacré beaucoup d’énergie à la promotion de ses idées.

Oui, Jung n’est pas un ermite retiré du monde. Il passe sa vie à publier, voyager et se connecter avec les gens. Mais si vous lisez son autobiographie, ce n’est pas cet aspect de sa vie qu’il choisit de mettre en avant. Il y a toujours cette tension chez Jung : la tension entre la personnalité numéro 1 et 2, entre la vie extérieure et la vie intérieure.

D’une certaine manière, Jung a réussi à bien jongler avec cette tension. Peut-être que la psychologie jungienne après Jung l’a moins bien fait. À un extrême, il y a une tendance à pencher fortement vers les domaines internes, intrapsychiques, symboliques et archétypaux. A l’inverse, il y a aussi la branche développementale dans le monde jungien, qui se concentre beaucoup plus sur le transfert/contre-transfert et les questions de la vie quotidienne.

Mais le problème est que, pour maintenir cet intérêt, ces jungiens ont senti qu’ils devaient intégrer beaucoup d’idées de la psychanalyse, et en particulier du monde kleinien. Mon argument dans le livre est que cela n’est pas nécessaire. Si nous voulons éviter l’unilatéralité, nous devons simplement identifier la dimension tournée vers l’extérieur de la personnalité numéro 1 dans la psychologie analytique et la confronter à la personnalité numéro 2 dominante. C’est précisément ce que la notion de fonction transcendante de Jung vise à accomplir – faire intervenir ce qui manque.

Il est regrettable que ceux qui sont le plus attirés par la psychologie jungienne soient souvent ceux qui en ont peut-être le moins besoin, car ils sont déjà fascinés par les contes de fées, les mythes et leur propre vie intérieure. L’analyse jungienne classique tend à accentuer encore ces aspects. D’une certaine manière, ces personnes pourraient bénéficier davantage de la psychanalyse, tandis que ceux attirés par la psychanalyse pourraient trouver un grand intérêt dans l’analyse jungienne. Alors, quelque chose de vraiment intéressant pourrait se produire.

Mais, bien sûr, je suis moi-même tout aussi coupable, car j’étais tout aussi fasciné par la vie intérieure. C’est pourquoi j’ai choisi de m’engager dans l’analyse jungienne. Et c’est aussi pour cela que j’ai passé une grande partie de ma vie à travailler dans le monde jungien.

 

Individuation du monde Jungien

Mais l’individuation du monde jungien nécessite cette autre dimension qui a été négligée. Il ne s’agit pas de passer simplement des archétypes à quelque chose de complètement différent. Il s’agit de mettre en relation les archétypes avec le monde extérieur, le monde quotidien, ainsi qu’avec les aspects sociaux, politiques, etc.

En lisant votre livre, j’ai eu l’impression de percevoir une certaine colère dirigée contre Jung, ou peut-être contre ses successeurs qui ont « imité de manière triviale et superficielle l’unilatéralité de Jung, s’enfermant ainsi dans une perspective très étroite et tournée vers l’intérieur, dogmatisant la psychologie jungienne et revisitant obsessionnellement les thèmes favoris de Jung ».

Oui, vous avez raison, je ne suis pas entièrement satisfait de cela.

C’est frustrant parce que je considère que c’est un gâchis de traiter des idées aussi passionnantes et novatrices de cette manière. Je pense que le monde jungien a tendance à rester dans sa zone de confort, ce qui est en contradiction avec l’essence même de l’individuation.

L’individuation consiste à se lancer dans le nouveau, à prendre des risques, à oser et à être ouvert. Trop souvent, je pense que les jungiens peuvent avoir l’impression d’avoir accompli cela dans leur propre analyse ou leur formation, mais finissent par se replier sur une attitude où ils croient tout savoir une fois qu’ils atteignent cette zone de confort.

Comme le thérapeute entièrement analysé ?

Exactement. Il était autrefois plus courant de dire : elle ou il est individué, ce qui est complètement absurde. Il est évident d’après les écrits de Jung qu’il n’y a pas de fin à l’individuation. Cela continue, et continue, et continue.

L’individuation n’est pas l’illumination.

Oui, et c’est là le problème. La psychologie jungienne a toujours eu cette aura légèrement sectaire. Une fois que vous êtes éclairé, vous devenez un maître et transmettez votre sagesse à vos disciples. C’était la dynamique qui s’est déroulée à Zurich pendant de nombreuses années, je pense, bien qu’il y ait toujours eu un côté mercurien de Jung qui perturbait aussi cette dynamique.

Et c’est bien ainsi. Jung était ce qu’il était, comme nous tous. Et il ne le cache pas : il souligne que sa psychologie découle de son propre vécu personnel. « Je suis ce que je suis, et voici ma psychologie. » Je trouve que cela constitue un vrai défi pour nous, en tant que jungiens.

 

« Nous sommes des jungiens »

Il est problématique, d’une certaine manière, que nous nous appelions des jungiens.

En tant que psychanalyste, on ne se qualifie généralement pas de freudien, sauf pour se différencier d’une autre branche. On est simplement psychanalyste. Bien que les jungiens utilisent aussi le terme de psychologue analytique, nous sommes souvent identifiés comme des jungiens, ce qui nous associe étroitement à la figure de Jung.

Il est évidemment une figure énorme, colossale, et parfois on a l’impression que ses Œuvres Complètes pèsent sur nous, menaçant d’écraser nos propres piètres efforts. Mais nous devons au moins essayer de repousser cette influence et de faire avancer les choses, car tout ne tourne pas autour de Jung. Il s’agit des idées. Bien que ces idées proviennent des expériences personnelles de Jung, ce qui leur confère de la valeur, nous devons également tenir compte du fait que ces expériences sont uniquement les siennes. Pour maintenir ces idées vivantes, nous devons nous les approprier.

 

Source de l’affect dans l’ouvrage

Je trouve intéressant ce que vous avez relevé du livre, en particulier la frustration, dont une partie était dirigée contre Jung. Peu après la publication du livre, j’ai animé un séminaire en ligne avec un groupe d’analystes jungiens à New York. Lors de la première question, une analyste jungienne de grande renommée, dont j’admire le travail, m’a demandé : « Pourquoi détestez-vous tant Jung ? » J’étais vraiment choqué par cette question et je me suis demandé : « Est-ce vraiment ce que j’ai écrit, un livre qui déteste Jung ? »

Elle ne l’a peut-être pas lu jusqu’au bout !

Probablement pas. J’ai consacré une grande partie de ma vie à travailler avec la psychologie de Jung : j’écris, je lis, j’enseigne la psychologie jungienne et je travaille comme analyste jungien. Donc, si je déteste Jung, il y a un problème. Je ne pense pas détester Jung, mais cela ne m’empêche pas d’être critique. Nous ne rendons pas service à Jung si nous n’examinons pas ses idées avec un regard critique.

 

Contre-transfert de Jung

En lisant votre ouvrage, je me suis également demandée si vous pensiez que Jung n’avait peut-être pas eu le courage d’être honnête sur ses sentiments de contre-transfert lorsqu’il écrivait sur ses études de cas.

Jung a fait preuve d’un courage extraordinaire en développant sa propre psychologie. Il a renoncé à beaucoup de choses, y compris à sa précieuse relation avec Freud et à sa place au sein de la psychanalyse, car maintenir ces liens devenait impossible pour lui. Ce courage n’était pas un acte de l’ego, mais quelque chose guidé par l’inconscient. Il savait que beaucoup de gens trouveraient sa psychologie difficile, car il s’opposait au courant du rationalisme et à la primauté de l’intellect. Réagir face à cette vague nécessitait un courage considérable, donc je ne le critique pas de ce point de vue.

Dans le livre, je me concentre sur son cas avec Christiana Morgan. Il est clair, d’après son récit et le sien, que ce cas n’a pas été couronné de succès. Je suggère que cela est dû au fait que Jung n’a pas pris en compte son propre contre-transfert ni pris au sérieux le transfert de Christina. Au lieu de cela, il impose son propre dogme sur les archétypes au matériel qu’elle produit, insistant pour qu’elle reproduise en quelque sorte son travail avec le Livre Rouge.

Il est très directif, même en ce qui concerne sa vie personnelle. Ne l’encourage-t-il pas à créer un arrangement similaire à celui qu’il avait avec Emma et Toni ?

Oui, il le fait. Il lui dit que sa tâche principale est de contribuer à l’individuation de son homme, tout comme Toni Wolff l’avait aidé. « Il faut que tu te donnes entièrement et deviennes une sorte de muse ou de figure d’anima. » Je pense que la plupart des gens aujourd’hui verraient cela comme problématique à plusieurs niveaux.

 

Divergence entre théorie et pratique

La question difficile est de savoir pourquoi il a été si difficile pour Jung de traiter le contre-transfert. Il y a un étrange décalage entre son approche dans certains cas cliniques et ses écrits sur la psychothérapie. Il existe tout un volume de ses Œuvres Complètes [en allemand et en anglais] consacré à la psychothérapie (CW16), y compris Psychologie du transfert, publié en 1946, où il est totalement en avance sur son temps en ce qui concerne le contre-transfert.

Il insiste sur la mutualité de la thérapie, sur le fait que rien de transformateur ne se produit à moins que le thérapeute ne soit complètement présent dans la thérapie, et il aborde le concept d’un champ transformateur : une sorte de troisième élément qui opère dans l’analyse. Tout cela est très avant-gardiste et presque révolutionnaire. Et pourtant, on ne voit rien de tout cela dans ses études de cas.

Pour être juste, le cas de Christiana Morgan date des années 1920 et Psychologie du transfert a été publiée en 1946. Mais il y a des textes antérieurs de Jung sur la psychothérapie qui vont dans la même direction. Il semble donc y avoir un décalage intéressant à ce niveau.

Jung a le droit de faire des erreurs, de réfléchir et de développer de nouvelles idées. Je suis sûr qu’une grande partie de ses idées révolutionnaires, notamment dans Psychologie du transfert, provient probablement de ses propres expériences personnelles en analyse. Il a souvent rencontré des difficultés, surtout avec ses patientes. Il y a beaucoup à apprendre des erreurs de Jung, et c’est ce que j’essaie de faire.

En 1935, dans les conférences Tavistock, Jung parle du travail avec les rêves et différencie les rêves personnels des rêves archétypaux. Les rêves personnels impliquent de s’engager avec les associations du client, tandis que les rêves archétypaux nécessitent l’interprétation de symboles basés sur les mythes et les légendes. Cette approche scindée me donne l’impression qu’il ne rend pas justice à ses propres idées.

Toute l’idée de la fonction transcendante et de l’individuation consiste à éviter les points de vue unilatéraux en réunissant les opposés. Il faut identifier ce qui manque et l’intégrer. De la tension entre les deux émerge une nouvelle perspective, une nouvelle idée.

C’est le processus d’individuation tout au long de la vie. Et il n’y a pas de fin à ce processus.

Le personnel et l’archétypal sont de bons exemples de ces opposés. C’est ce qui se produit lorsque les deux se rencontrent qui est intéressant. C’est ce qui fait avancer les choses.

Et il me semble que c’est la logique de ce qu’il dit dans Psychologie du transfert sur le fonctionnement de la psychothérapie. Je ne dis rien de très nouveau dans le livre. J’applique simplement les idées de Jung à des domaines qu’il ne semblait pas lui-même voir de cette manière.

 

Ecriture et processus d’individuation

Je me suis demandé comment l’écriture de ce livre faisait partie de votre propre processus d’individuation, en tenant compte de la tension entre ce qui devait être deux points de vue et sentiments très opposés. D’une part, votre intérêt et votre amour pour la psychologie analytique, qui ont conduit à votre formation, vos recherches et votre enseignement. Et d’autre part, j’imagine que vous avez dû avoir des questions et des doutes sérieux. D’où venaient-ils?

Du point de vue du monde extérieur, je voulais écrire quelque chose sur les opposés parce que je sentais qu’il y avait une sorte de lacune dans la littérature. Personne ne semblait avoir consacré un livre entier à l’idée des opposés, bien que cela apparaisse dans presque tous les écrits de Jung. Mais plus j’examinais la question, plus il me semblait évident qu’il y avait une unilatéralité, non seulement chez Jung, mais aussi dans le monde jungien.

Ensuite, et probablement de manière plus importante, c’est mon travail clinique qui a orienté mes intérêts. En tant qu’analyste, j’ai commencé principalement du côté archétypal du spectre, ce qui est à l’opposé du côté développemental.

Lors de ma formation, je n’ai presque rien appris sur le transfert et le contre-transfert, qui étaient considérés comme des dimensions purement cliniques et réductrices. À la place, j’ai acquis beaucoup de connaissances sur les archétypes, les contes de fées, les mythes, et ainsi de suite. C’est ce qui m’attirait. Je ne voulais rien avoir à faire avec ce que je considérais comme du non-sens psychanalytique.

J’ai pu m’en sortir ainsi pendant un certain temps, mais ensuite, diverses expériences cliniques m’ont clairement montré que c’était un domaine sur lequel je devais vraiment travailler. Cela a éveillé en moi une véritable soif de trouver une manière de penser les dynamiques qui se déroulent dans la salle de consultation avec le patient réel.

Je n’ai pas basculé vers une approche jungienne développementale. Au contraire, j’ai eu le désir de découvrir ce que Jung en disait et, plus important encore, d’explorer comment la psychologie jungienne, si on s’attache vraiment à la notion d’opposés et à la fonction transcendante, pouvait éclairer ce domaine.

Donc, lorsque je critique Jung pour sa manière de travailler avec Christiana Morgan, ce que je fais réellement, c’est écrire sur ma propre incapacité à gérer ce type de situation en tant qu’analyste. Je pense qu’une grande partie de la frustration contenue dans le livre est en réalité dirigée contre moi-même.

Elle s’adresse à mes propres sentiments d’incapacité à rendre justice à cela et à mon désir de trouver une solution. Mais au sein de l’approche jungienne, plutôt qu’en introduisant quelque chose de l’extérieur.

 

Le champ interactif

Quel type de recherche avez-vous mené depuis la fin de l’écriture de votre livre ?

Je suis toujours profondément fasciné par toute la dimension du transfert et du contre-transfert, et plus particulièrement par la notion de champ interactif, en tant que troisième élément au-dessus et au-delà des individus impliqués.

Dans le quatrième chapitre, vous explorez les relations de Jung avec une série de femmes importantes et vous portez une attention particulière à la manière dont Jung « avait tendance à intérioriser certains aspects de ses relations extérieures et à les approprier pour les besoins de son développement intérieur ».

Lorsque vous abordez la charge érotique de ses relations avec ces femmes (Hélène Preiswerk, Sabina Spielrein, Maria Holtzer et Toni Wolff), vous remettez en question l’interprétation de Jung (et des auteurs ultérieurs) selon laquelle elles auraient développé un transfert érotique sur lui, en postulant que peut-être Jung avait commencé avec des projections érotiques. Vous ajoutez ensuite qu’il est très difficile de déterminer la source initiale de ces sentiments, car ces choses se déroulent dans le champ.

Dans Psychologie du transfert, il y a un diagramme très utile qui illustre tous les types de vecteurs relationnels possibles qui apparaissent dans une relation clinique entre deux individus.

Diagramme du transfert/contre-transfert de Jung (non traduit), adapté par Mario Jacoby dans Analytic Encounter: Transference and Human Relationship [Rencontre Analytique : Transfert et Relation Humaine, livre non traduit en français]

 

Il y a de nombreuses dynamiques différentes qui se déroulent en même temps. Est-ce moi ? Est-ce vous ? Ou y a-t-il quelque chose d’autre, qui est à la fois ni l’un ni l’autre, ou plutôt les deux ? Je trouve que clarifier ces aspects est extrêmement captivant, intéressant et complexe.

Jung introduit l’idée d’une connexion inconsciente entre l’inconscient du patient et celui de l’analyste, et vice versa. C’est ce point qui est essentiel pour comprendre le concept de champ : il y a quelque chose d’inconscient dans la pièce auquel le diagramme ne peut pas rendre pleinement justice, car les flèches continuent à séparer les deux.

Ce qui se passe réellement est beaucoup plus intéressant en termes d’interpénétration, d’un lieu où… Il devient très difficile de trouver le bon langage pour décrire cela. Mais je pense que la notion de champ aide à éclairer cela.

L’analyste jungien Nathan Schwartz-Salant a beaucoup écrit sur le champ dans ce contexte.

Je l’admire énormément, car il est incroyablement courageux. Lorsque vous travaillez avec un client, il y a une grande tentation d’insister sur « ceci vient de vous », « ceci vient de moi », et de tout ramener au patient, ce qui est au cœur de la notion originale de transfert.

Ce qui est incroyablement frustrant pour le patient, qui a l’impression que l’autre personne ne veut pas assumer sa part de responsabilité, et que le patient est tenu responsable de tout ce qui se passe dans cette relation.

La notion originale de l’écran blanc freudien était précisément cela : vous encouragez les projections, mais vous restez derrière l’écran, pour ainsi dire, et vous les observez et les interprétez en tant que scientifique objectif, sans aucune réaction personnelle. Et les patients sont censés, à un moment donné, reprendre leurs projections et réaliser que, bien entendu, tout cela concernait leur propre relation avec leurs parents dans l’enfance, ou quelque chose dans le genre.

Bien sûr, cela se produit effectivement. Mais il se passe bien plus que cela, et c’est la même conclusion à laquelle the relational school of psychoanalysis [l’école relationnelle de la psychanalyse] est parvenue, comme Jung l’avait fait en 1946. L’analyste est tout autant impliqué dans la relation. Jung affirme que, à moins que l’analyste et le patient ne soient tous deux transformés, rien ne se passe vraiment.

Bien sûr, cela ne signifie pas que l’analyste passe tout son temps à parler au patient de son propre vécu. Ce n’est pas non plus une bonne approche. Mais je pense qu’il y a une différence dans la manière dont vous êtes impliqué dans la relation avec un patient si vous prenez au sérieux le fait que vous êtes réellement dans la relation avec lui. D’un point de vue alchimique, vous êtes tous deux dans le récipient ensemble, et le feu est sous celui-ci. Des choses vont se passer là-dedans.

Cela rend les choses beaucoup plus complexes et intimidantes, et il est bien plus difficile de savoir ce qui se passe, mais cela peut également être beaucoup plus transformateur pour toutes les personnes concernées.

Comment appliqueriez-vous cela en séance ?

Voici comment Schwartz-Salant se décrit en séance. Lorsqu’il remarque une grande charge affective, comme de la colère, chez le patient, il l’aborde en disant qu’il y a de la colère dans la pièce et suggère que cela appartient au champ relationnel plutôt qu’au patient lui-même.

Lorsque le patient demande : « De qui provient cette colère ? », il répond : « Impossible de le savoir. Restons simplement avec la colère. » Il permet à la colère de rester présente sans l’attribuer, par exemple, à la relation du patient avec son père. Il ajoute : « Voyons simplement ce qui arrive quand nous sommes tous les deux ici, car moi non plus je ne sais pas ce qui se passe. »

C’est une approche très courageuse de l’analyse, mais elle est très fructueuse. C’est également risqué. En tant qu’analyste, ce n’est pas un endroit sûr ou facile, car vous vous éloignez de votre zone de confort de bien des manières.

Et vous êtes très vulnérable.

Oui, les endroits blessés chez l’analyste sont sollicités. Vous n’essayez pas de les fermer : vous les laissez être présents. Encore une fois, vous ne devez pas nécessairement révéler tous vos problèmes personnels au patient pour que l’espace soit ouvert et engagé. C’est vraiment un travail très stimulant ! Et c’est exactement ce que Jung souligne dans son texte sur le transfert.

 

Aspect émotionnel de l’archétype

Ce dont nous parlons dépasse l’individu et est, d’une certaine manière, plus puissant. Je pense que cela est étroitement lié à ce que je considère comme étant l’archétypal. Jung affirme quelque part que l’archétype n’a de sens que s’il est associé à un aspect émotionnel : l’aspect émotionnel de l’archétype est absolument crucial.

Vous pouvez discuter des mythes, des légendes et des contes de fées autant que vous le souhaitez, mais tant que vous ne les vivez pas au niveau affectif, vous n’êtes pas véritablement en contact avec l’archétype. Cependant, cet affect n’est pas seulement personnel. Il est également collectif.

Je pense que c’est pourquoi cela devient alors le champ, ou le troisième élément : parce que l’archétype dépasse l’individu. Il est collectif, mais néanmoins directement vécu et engagé par les individus ordinaires. Il réunit le personnel et l’archétypal au même endroit, et c’est cet espace qui est intéressant. Nous avons ainsi bouclé la boucle.

Pour revenir à votre point concernant la nécessité de la rencontre entre le personnel et l’archétypal : le monde extérieur et le monde intérieur, les personnalités numéro 1 et numéro 2.

 

L’écriture : capture de la pensée à un instant de la vie

Il est intéressant de revenir à notre point de départ, car je soupçonne que le livre est né d’un moment particulier, et il y a toutes sortes de façons dont ma réflexion a évolué depuis. Je ne dis pas que c’est mieux ou pire, mais elle se trouve désormais à un endroit différent, car cet endroit marquait simplement ce moment particulier.

J’ai eu une réflexion similaire lorsque vous parliez de Jung et de la manière dont nous essayons de le comprendre à partir de ses écrits à différents moments de sa vie. Il est très probable que ses écrits n’étaient qu’un instantané de ses sentiments et pensées à ce moment précis. Et une fois qu’ils étaient rédigés et travaillés, il est aussi passé à autre chose.

Oui, exactement. Et c’est le problème avec les Œuvres Complètes, qui sont principalement organisées par thème. On y trouve un amalgame de Jung à ses débuts, de Jung à la moitié de sa carrière et de Jung dans ses dernières années, le tout assemblé comme s’il s’agissait d’un ensemble cohérent d’idées. Mais ce n’est pas le cas, car Jung faisait exactement ce que vous venez de décrire.

Par exemple, le livre qui a provoqué la rupture avec Freud, traduit sous le titre Métamorphoses de l’âme et ses symboles (CW5), a été révisé par Jung dans les années 1950. Il révisait et ajoutait constamment à ses œuvres, ce qui rend difficile le suivi de l’évolution de ses idées. Jung dans ses dernières années est très différent du Jung à ses débuts, mais cette évolution est souvent camouflée, et ses idées sont présentées comme un édifice monumental.

Notre travail, également, est de le souligner, de décortiquer cela et de le déconstruire.

Merci beaucoup d’avoir pris le temps d’échanger avec moi. Pour ceux qui souhaitent approfondir ce sujet, je vous invite à consulter la présentation du livre.

Entretien original et traduction réalisé par Peggy Vermeesch – juillet 2024

 

Mark Saban, PhD

Mark Saban s’est formé auprès du Groupe Indépendant de Psychologues Analytiques (IGAP) avec lequel il est analyste senior, travaillant à Londres et à Oxford. Il est également directeur du Master en Études Jungiennes et Post-Jungiennes au Département d’Études Psychosociales et Psychanalytiques de l’Université d’Essex.

Publications: Mark Saban a co-édité (avec Emilija Kiehl et Andrew Samuels) Analysis and Activism – Social and Political Contributions of Jungian Psychology (Routledge 2016) et a écrit Two Souls Alas: Jung’s Two Personalities and the Making of Analytical Psychology (Chiron 2019), qui a remporté le Prix du Meilleur Livre 2019 de l’Association Internationale des Études Jungiennes (IAJS).

Pour en savoir plus

Entretien Peggy Vermeesch avec Mark Saban centré sur l’ouvrage Two Souls Alas [Deux âmes hélas].


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