C.G. Jung a expérimenté avec force l’existence d’une réalité sur un plan psychique avant que celle-ci ne se réalise sur un plan physique. Le déclenchement de la Grande Guerre a joué un rôle fondamental dans sa théorie de l’inconscient collectif ainsi que dans sa conception systémique de l’âme.
Pascal Chauvie
Livre rouge C.G. Jung – Cap. vi, extrait
Des contemporains de Jung sentent un conflit intérieur avant l’arrivée de la Grande Guerre
Historiquement, la crise de C.G. Jung d’avant le conflit ressemble à d’autres crises exprimées par ses contemporains.
Ses visions angoissées présentent, par exemple, des analogies avec les expérimentations artistiques de Ludwig Meidner, de Max Beckmann ou d’Otto Dix, sur un plan artistique.
A ce titre, le renouveau historiographique sur les origines de la Grande guerre montre la fréquence de ces phénomènes, comme le rappelle Margaret McMillan :
« Il est étonnant de voir combien de paniques parcouraient la société européenne dans la période qui précéda 1914. »[1]
Dans le même ordre d’idées, Philipp Blom rappelle que les années qui précèdent le conflit portaient la peur d’un choc entre les cultures :
« L’accélération et l’excitation, la peur et les vertiges sont des thèmes qui apparaissent sous des formes multiples entre 1900 et 1914. »[2]
La société européenne d’avant-guerre est ainsi déjà traversée par une forme de catastrophisme.
Cet esprit du temps fera naître des crises épistémologiques.
Les références au conflit mondial sont rares dans l’œuvre de C.G. Jung
En ce sens, C.G. Jung n’a pas attendu la Grande Guerre pour questionner son système de représentation. Ceci expliquerait encore pourquoi l’impact de la Grande Guerre ait été minimisé.
À cet argument historique s’ajoute enfin un argument qualitatif. En effet, les références explicites au conflit mondial dans l’œuvre de C.G. Jung sont rares.
Présentes métaphoriquement ou implicitement dans le Livre Rouge, elles sont discrètes dans les Œuvres complètes ou dans l’autobiographie « officielle Ma vie »[3].
Cela renforce l’image d’un penseur élaborant sa systémique en marge de l’histoire.
Pourtant, cette image mérite une reconsidération[4]. Jung adhère à l’esprit du temps.
Il est possible de le percevoir dans sa crise. Sans nier l’originalité des métamorphoses de sa pensée avant-guerre, le processus que traverse Jung est ainsi caractéristique de son époque.
Ceci me laisse penser que la Grande Guerre, qui a eu une influence capitale sur la société occidentale, a aussi percuté de plein fouet la pensée jungienne.
Une nécessaire reconsidération : ce que révèle le Livre rouge
C’est d’abord à travers l’élaboration du Livre Rouge qu’il est possible de mesurer l’influence du conflit sur la psychologie de Jung.
En suivant la chronologie de l’élaboration du Livre Rouge, telle qu’établie par Sonu Shamdasani dans l’édition française, on peut distinguer trois temps :
- les visions « prémonitoires » de C.G. Jung durant sa crise ;
- la révélation et la libération lors de la déclaration de guerre ;
- la reformulation de sa théorie et l’élaboration du Livre rouge.
Dans cette optique, et selon ses mots, les visions qui prennent place d’octobre 1913 à juillet 1914 font craindre à Jung une grave crise psychologique :
« J’avais l’impression d’être en proie à une psychose surcompensée, et n’ai pu enfin m’en libérer que le 1er août 1914. »[5]
En employant le mot psychose, il reliait ainsi son expérience à l’expérience individuelle de ses patients. La date de la déclaration de guerre vient le libérer de cette peur.
Un paradoxe : la guerre éclate, Jung est soulagé
On retrouve cette rhétorique libératrice et révélatrice dans les propos de Mircea Eliade, citant Jung :
« Le Congrès avait lieu en juillet 1914 : exactement la période où dans mes trois rêves, je me voyais dans les mers du Sud. Le 31 juillet, après ma conférence, j’ai appris par les journaux que la guerre venait d’éclater. Enfin, je comprenais!
Et lorsque le bateau me déposa en Hollande, le jour suivant, personne n’était plus heureux que moi : maintenant j’étais sûr qu’aucune schizophrénie ne me menaçait. J’avais compris que mes rêves et mes visions m’arrivaient du tréfonds de l’inconscient collectif.
Il ne me restait qu’à travailler à approfondir et à valider cette découverte. [6]
Dans cette présentation, le déclenchement de la Guerre est prophétique. Comme un oracle, l’évènement donne sens à la crise individuelle.
Dans le récit jungien, l’évènement historique explique l’intensité de sa crise d’avant-guerre. Ses douze visions révèlent leurs caractéristiques archétypales[7].
Jung : « mes yeux s’ouvrirent »
Plus loin, le Livre rouge traduit dans une prosopopée originale, la puissance révélatrice du déclenchement de la guerre:
« Cette tristesse n’eût pas de fin avant le 24 juin 1914. Dans la nuit, mon âme me dit : « Le plus grand vient rejoindre le plus petit. » Après quoi rien d’autre ne fut dit. Sur quoi la guerre éclata.
Alors mes yeux s’ouvrirent sur bien des choses que j’avais vécues auparavant, et cela me donna le courage de dire tout ce que j’ai noté dans les parties antérieures de ce livre. »[8]
Jung adopte dans son style l’esthétique de la révélation. Des éléments autonomes s’adressent à lui.
La symbolique du réveil, à prendre au sens métaphysique, apparait dans l’image consacrée des yeux qui s’ouvrent.
La vertu du courage pour mener à bien son projet, renforce le caractère héroïque de son entreprise.
Enfin, la puissance révélatrice du déclenchement du conflit allie le plus grand et le plus petit. Cela figure la rencontre entre le collectif et l’individuel.
Une rencontre avec l’inconscient collectif
Dans cette logique, la déclaration de guerre fait comprendre à C.G. Jung qu’il avait pressenti celle-ci. Les visions dont il avait été victime émanaient pour lui d’un langage prospectif, issu d’une entité collective et autonome.
La déclaration de Guerre l’a donc soulagé, car ses visions n’étaient pas le signe d’une psychose individuelle: elle témoignaient d’une rencontre avec l’inconscient collectif.
Cela est essentiel à comprendre : c’est à travers l’évènement collectif d’août 1914 que C.G. Jung peut donner sens à ce qu’il avait vécu individuellement.
Le déclenchement de la guerre venait légitimer les auto-expérimentations que Jung avait expérimentées, tout en donnant l’impulsion nécessaire pour matérialiser celles-ci dans le Livre Rouge.
La déclaration de guerre, un pont entre expérience individuelle et collective
Ainsi, loin de se réduire à un arrière-plan historique, le conflit mondial a joué un rôle matriciel dans la conception jungienne de l’âme[9], en particulier pour le concept d’inconscient collectif.
Le déclenchement de la Guerre donnait cohérence à l’idée d’un inconscient collectif auquel les individus seraient reliés, et dont le langage aurait les caractéristiques d’un discours archétypal et prospectif[10].
La guerre devient le médiateur entre l’expérience individuelle et l’expérience collective.
On retrouve ce témoignage métaphorique dans le Livre Rouge :
« Comme me l’avait annoncé la première vision, l’assassinat sortit des profondeurs et vint vers moi, comme, dans le destin des peuples de ce temps, un anonyme s’avança et leva l’arme du crime contre le prince.
Je me sentis transformé en bête féroce. […] Parce que je portais le crime en moi, j’en eu le pressentiment.
Parce que je portais la guerre en moi, j’en eu le pressentiment. »[11]
Le style emphatique de Jung insiste sur le caractère prémonitoire de ses visions. Les structures anaphoriques insistent sur la relation de causalité à travers le « Parce que ».
On sent que Jung donne progressivement cohérence à un nouveau système de pensée dans lequel collectif et individuel dialoguent.
Dans cette systémique, C.G. Jung venait d’expérimenter avec force l’existence d’une réalité sur un plan psychique avant que celle-ci ne se réalise sur un plan physique.
On saisit le caractère révolutionnaire de cette idée fondamentale et on comprend le courage nécessaire pour la développer. En effet, la préexistence du psychique sur le physique renversait le système de causalité de la science positiviste.
Et c’est selon moi la Grande Guerre qui fournit à Jung l’impulsion de concrétiser ce qui deviendra la psychologie des profondeurs.
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Notes
[1] MacMillan Margaret, Vers la Grande Guerre. Comment l’Europe a renoncé à la Paix. Paris, autrement, 2014, p. 319.
[2] Blom Philipp, Der taumelnde Kontinent; Europa 1900-1914. DTV, 2014, p. 13. « Beschleunigung und Erregung, Angst und Schwingelgefühle waren Themen, die in den Jahren zwischen 1900 und 1914 in vielfähiger Form immer wiederkehrten und deren Ursachen auf der Hand liegen[…] »
[3] Œuvres qui, rappelons-le, ont longtemps fait office de sources principales quant à l’aspect biographique de Carl Gustav Jung.
[4] Surtout au vu également du renouveau historiographique sur les années qui précèdent la Grande guerre et sur le déclenchement du conflit.
[6] Eliade Mircea, C.G. Jung parle, rencontres et interviews, p. 184/185.
[7] Cette notion fondamentale avait été établie par Jung avant-guerre. Défini comme « un trait généralement humain, d’une disposition fonctionnelle à produire des représentations semblables ou analogues » dans Jung Carl Gustav, Métamorphoses de l’âme et ses symboles (1911-1912), Paris, LGF, coll. « livre de Poche », 1996, pp. 190-192.[5] Jung Carl Gustav, La Structure de l’âme (1928). L’Esprit du Temps, 2013.
8] Jung Carl Gustav, Epreuves {2}, dans Carl Gustav Jung : Livre rouge, grand format p. 336, format texte p. 523.
[9] Jung cité par Shonu Shamdasani dans Carl Gustav Jung, Livre rouge, grand format p.201, format texte p. 53.
[10] Sans rentrer dans les détails, il est surprenant de constater les similitudes entre l’esthétique des visions de Jung avant-guerre (voir I’introduction au Livre Rouge de Sonu Shamdasani, où ce dernier liste les 12 visions), qui expriment une idée de submergement total et élémentaire, et celles des images de Ludwig Meidner. Voir les séries expressionnistes de Meidner Ludwig, La ville apocalyptique et La ville en feu (1913).
[11] Jung Carl Gustav, Livre rouge, grand format p. 241, format texte p. 185. L’image en tête de cet article comprend cet extrait sous la plume de Jung.
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Pascal Chauvie
De son premier nom Juan Carlos Peréz, Pascal Chauvie est né à Cali en Colombie en 1981. Il est adopté en Suisse et s’intéresse à l’œuvre de Carl Gustav Jung en lisant L’homme à la découverte de son âme en 2007.
Riche de son expérience d’historien, d’enseignant, de conférencier, de policier, il s’intéresse à l’histoire de la pensée, à l’analyse des processus culturels, et surtout à la dynamique du rêve.
Certifié en 2020 par l’Institut Carl Gustav Jung de Zürich, il publie désormais des textes originaux favorisant une approche holistique et inspirante de l’œuvre jungienne.