Durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), Carl Gustav Jung se confronte à son inconscient, expérience qu’il a consignée dans le Livre rouge. Durant cette période, l‘impact de la Grande Guerre sur son œuvre a été très largement sous estimé.
Pascal Chauvie
Carl Gustav Jung (à gauche), Château-d’Oex, Suisse © Musée du Pays-d’Enhaut
L’impact de la guerre sur un plan psychologique
Sur une photographie de Carl Gustav Jung durant la Première Guerre mondiale, on peut le voir attablé en uniforme avec d’autres officiers, souriant. Cette image prise sur les hauteurs du Pays-d’Enhaut helvète évoque une atmosphère paisible, reposée.
Loin de la brutalité des batailles industrielles qui traversent le front occidental.
Pourtant, si Carl Gustav Jung, resté en pays neutre, n’a pas participé aux combats, il n’en demeure pas moins traversé par un puissant processus d’introspection. Sa systémique psychologique s’en trouvera transformée.
Mon objectif est de montrer que la Grande Guerre a fortement modelé le processus intérieur dont Jung est l’objet. Et que ce qui le traverse est partagé par nombre de ses contemporains.
Ainsi, en 1920, Ernst Jünger, contemporain de Jung, publie Orages d’acier, livre qui décrit au jour le jour son expérience physique des combats sur les champs de bataille de la Grande Guerre.
En 1922, il reconsidère son expérience d’un point de vue intériorisé. C’est l’occasion pour lui de réflexions profondes sur l’impact du combat sur un plan psychologique :
« L’horreur entre elle-aussi dans le cercle des émotions dès longtemps enfouies au plus profond de nous-mêmes, pour ressurgir avec une force élémentaire lors de formidables secousses. Il est rare que l’homme moderne entende bruire ses ailes noires autour de son front élevé.
Pour l’homme primitif, elle était la constante et invisible compagne de ses courses par les immensités des steppes vides. »
Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure, page 42
Selon ses visions, la guerre ramène l’homme moderne à ses origines. Le combattant est imparablement relié aux puissances archaïques. Jünger évoque alors le réveil intérieur de l’homme civilisé:
« Au combat, qui dépouille l’homme de toutes conventions comme des loques rapiécées d’un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l’âme. »
Op cit, page 38
Passé par le prisme du combat, l’homme moderne est ainsi ramené à sa propre nudité.
Jünger insiste sur la violente prise de conscience de la brutalité intérieure provoquée par la guerre. Surtout, il reconsidère l’importance du psychologique sur le physique, et sa reformulation en témoigne.
L’homme moderne révélé par la guerre à la brutalité de sa nature
Ce processus de reformulation se retrouve chez nombre de contemporains de Jünger. Dans de nombreuses œuvres artistiques et littéraires de différents pays européens[1] apparaissent les lignes de force d’une prise de conscience généralisée, en particulier :
- l’accentuation de l’importance de la réalité intérieure vis-à-vis de la réalité extérieure – véritable changement de paradigme ;
- les antithèses marquant la fracture entre l’homme moderne et l’homme primitif ;
- les hyperboles relatives au chaos et à la puissance propre du monde extérieur reflété dans le bouleversement intérieur.
Ces similitudes, partagées avec d’autres œuvres de l’époque, laissent penser que la Grande Guerre a amorcé un vaste processus de reformulation dans les systèmes intellectuels des années 1900-1930.
Dans cette perspective, la guerre se révèle comme une matrice à travers laquelle la culture se reforme.
On considère traditionnellement comme un outsider. Je postule qu’il appartient à son époque, sans lui renier l’originalité et la profondeur avec lesquelles ils donnent forme à son œuvre unique.
Le témoignage de Jung à partir du Livre Rouge
L’œuvre de Carl Gustav Jung passe par un processus similaire durant cette période fondatrice, de 1913 à 1928. Le Livre Rouge en témoigne de façon emblématique.
Fruit d’un impressionnant travail d’introspection et de création, ce document, tant dans son contenu que dans son élaboration, prend naissance dans les années qui précèdent la Grande Guerre :
« À partir de 1913, Jung s’engagea dans un processus d’auto-expérimentation qu’il nomma sa confrontation avec l’inconscient »[2].
Comme le montre Sonu Shamdasani, les conséquences de cette confrontation mèneront aux perspectives nouvelles que C.G. Jung donnera à sa systémique psychologique[3] et à sa vision de l’humain, à savoir:
- La finalité de la psychothérapie deviendra pour Jung un travail d’individuation ;
- La dynamique de confrontation prendra au sein de son système une importance capitale.
L’importance de la Grande Guerre dans l’œuvre jungienne
Dans ce vaste processus de refonte systémique, l’importance historique de la Grande Guerre dans l’œuvre jungienne mérite qu’on s’y attarde[4].
Mon approche est d’autant plus motivée que la publication du Livre Rouge a rendu possible de l’aborder sur un plan holistique.
En effet, cette publication permet à présent de faire dialoguer les pans « officiels » et les pans « secrets » de l’œuvre de Jung.
Sous cet angle de vue panoramique, une œuvre variée se révèle, ouverte au-delà du champ psychologique. L’ensemble offre de vastes perspectives anthropologiques, historiques, littéraires, stylistiques et mystiques.[6]
Mon hypothèse cherche à revisiter l’impact de l’histoire dans l’œuvre jungienne[5]. Selon moi, plus qu’un arrière-plan historique, la Première Guerre mondiale a joué un rôle doublement important:
- Elle donne sens à la crise personnelle et scientifique de C.G. Jung ;
- Elle joue le rôle de catalyseur pour des notions déterminantes de sa systémique.
Cet impact évident semble être relativement discret, voire minime, dans l’interprétation traditionnelle de l’œuvre de Jung.
Minimisation de l’impact de la Grande Guerre dans l’œuvre de Jung
Les raisons de cette minimisation sont à chercher sous différents angles.
Tout d’abord, l’épisode emblématique de la rupture avec Sigmund Freud a partiellement éclipsé l’importance de l’histoire dans la construction du nouvel édifice jungien qui allait se construire dès 1913.
S’il est nécessaire de reconnaître l’importance de cette rupture sur le plan personnel et épistémologique, il faut se garder d’y voir l’unique source et impulsion dans la refonte théorique et pratique de l’œuvre jungienne.
Relativiser les conséquences de la rupture Freud / Jung
Dans la perspective traditionnelle, la rupture est présentée comme radicale. Elle prend une teinte emblématique et oppose deux conceptions du monde. L’intensité de la crise que Jung traversera en 1913 est ainsi associée à l’intensité de la rupture qu’il aura avec Freud dans les années précédents le conflit mondial.
Pourtant, lorsque l’on s’occupe de la genèse et des enjeux réels de ce conflit[7], on constate que:
- la rupture s’avère nuancée et complexe sur un plan psychologique ;
- la rupture est étendue sur un plan temporel ;
- Freud et Jung ont contribué, chacun à leur manière, à construire une vision manichéenne et dramatique de leurs dissensions.
En particulier, il est judicieux de distinguer la rupture « historique et épistémologique » de la rupture « narrativisée » dans le récit que C.G. Jung en fera. Cette dramatisation a d’ailleurs été remarquablement relevée et analysée par Christine Maillard :
« S’écrivant, le sujet construit une image de soi, et cet acte donateur de sens pour le sujet lui-même, auquel il permet de reconstituer la cohérence de son existence, est également dirigé vers un public potentiel. »[9]
Dans une perspective d’histoire de la pensée, il convient de revaloriser le facteur historique dans le processus de reformulation du système jungien.
Jung tient ses lecteurs à l’écart de l’époque historique
A ce titre, la mise en récit de son expérience peut expliquer que les lecteurs de Jung soient restés à distance de l’époque historique.
Dans le récit jungien, le but de la vie vise l’individuation, à savoir une émancipation du contexte collectif pour trouver un Soi individué.
A la lecture du mythe personnel que l’on retrouve dans Ma vie, il est tentant d’oublier de s’intéresser aux processus historiques en jeu durant l’époque concernée. Pour reprendre C.G. Jung, cité par Aniéla Jaffé :
« Or le destin veut – comme il l’a toujours voulu – que dans ma vie tout ce qui est extérieur soit accidentel et que seul ce qui est intérieur ait une valeur substantielle et déterminante. »
Lettre de Jung citée par Aniéla Jaffé, Ma vie, page 16
Dans cette perspective d’individuation, tout autant que dans l’esthétique du récit jungien, l’accentuation du monde intérieur au dépend des évènements extérieurs est un pilier fondamental.
On comprend que les éléments extérieurs « historiques » aient été minimisés par rapports aux phénomènes intérieurs.
Dans le cas du contexte de la Grande Guerre, tout fonctionne comme si Jung jouait sur le plan de l’intime un conflit intérieur fondateur en parallèle du conflit extérieur.
Sous cet angle de lecture:
- la Première Guerre mondiale est un ancrage dramatique
- il est possible de séparer le conflit que C.G. Jung traverse sur un plan individuel de la crise collective « extérieure » dans laquelle l’Europe se déchire.
Cette lecture mérite d’être revisitée. Selon moi, la Grande Guerre est un catalyseur dynamique et essentiel pour l’œuvre jungienne. Cette hypothèse sera la base de ces articles, et la méthode sera d’analyser les imbrications entre l’évolution de l’histoire culturelle et les métamorphoses de la pensée psychologique de Carl Gustav Jung.
Notes
[1] Par exemple chez Blaise Cendrars et Otto Dix : « La guerre a radicalement changé la fonction et les possibilités du langage […] : d’une réalité extérieure, collective, on passe à une réalité intérieure et individuelle. » Voir Pascal Chauvie, « De la guerre à La Guerre : Réflexions sur l’évolution du langage chez Otto Dix et Blaise Cendrars » in Les images en Guerre ; 1914-1945 ; De la Suisse à l’Europe (Dir. François Vallotton et Philippe Kaenel), 2006, pp. 71-89, p. 89.
[2] Shamdasani Sonu, « Des névroses à une nouvelle cure des âmes : Carl Gustav Jung et la refonte du patient thérapeutique », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2017/2 (N° 146), p. 10.
[3] Que l’on retrouve dans un texte charnière de 1928. Jung Carl Gustav, La Structure de l’âme. L’Esprit du Temps, 2013.
[4] On trouve cependant dans plusieurs travaux une approche faisant la part belle à l’ancrage historique. Voir Florent Serina, « J’ai eu connaissance par le journal ; Synchronicité et actualités» in Les Cahiers Jungiens de Psychanalyse, 2013/1, n°137, p. 15-25. Et voir Douville Olivier, « Des psychanalystes sous la première guerre mondiale : de la névrose traumatique à la folie traumatique » in Groupes d’études de psychologie, 2014/3, n°531, p. 237-251.
[5] Ceci est d’autant plus motivé qu’au renouveau historiographique sur l’œuvre de Jung s’ajoute un renouveau historiographique sur la période 1900-1914 et sur l’impact du conflit mondial sur la civilisation européenne. Les ouvrages historiques cités plus avant en témoignent.
[6] A ce renouveau historiographique dans l’œuvre de C.G. Jung correspond aussi, par ailleurs, un renouveau historiographique dans l’approche de la période précédant la Grande Guerre en histoire. Ainsi mêlée, ces deux approches peuvent faire naître des idées rafraîchissantes et dynamisantes.
[7] Pour une approche actuelle et documentée, voir Serina Florent, « La question du rêve comme point de rupture entre l’École de Zurich et Sigmund Freud », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2013/2 (N° 138), p. 21-40. Voir également Martin-Vallas François, « Quelques remarques à propos de la théorie des archétypes et de son épistémologie », Revue de Psychologie Analytique, 2013/1 (n° 1), p. 99-134. Également très éclairant, dans cette même revue, Martin-Vallas François, « Une préface à « La structure de l’âme » de C.G. Jung », p. 163-176.
[8] Une telle différence me fait penser aux oppositions entre Voltaire et Rousseau, dans le contexte du Siècle des Lumières, aboutissant à deux visions du monde radicalement opposée, en tous les cas dans le récit « traditionnel » de leur opposition. Une lecture attentive des processus de leur rupture et de leurs divergences réelles montre également des nuances sur les plans épistémologiques et temporels.
[9] Maillard Christine, « Le livre de Madame Jaffé » Ma vie de C.G. Jung : remémoration, légitimation, monumentalisation », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2002/2 (n° 104), p. 79-97, p.80.
Adresser un message à Pascal Chauvie
Pascal Chauvie
De son premier nom Juan Carlos Peréz, Pascal Chauvie est né à Cali en Colombie en 1981. Il est adopté en Suisse et s’intéresse à l’œuvre de Carl Gustav Jung en lisant L’homme à la découverte de son âme en 2007.
Riche de son expérience d’historien, d’enseignant, de conférencier, de policier, il s’intéresse à l’histoire de la pensée, à l’analyse des processus culturels, et surtout à la dynamique du rêve.
Certifié en 2020 par l’Institut Carl Gustav Jung de Zürich, il publie désormais des textes originaux favorisant une approche holistique et inspirante de l’œuvre jungienne.