Le conflit est intérieur à l’homme moderne. La Grande Guerre en est l’image collective extérieure. Seule une réflexion sur soi permettrait de réduire les risques de tels phénomènes sur le plan physique.
Pascal Chauvie
C.G. Jung – Cahier noir (Black Book) – 2 janvier 1916
Du conflit intérieur au développement spirituel de l’individu
Une réflexion sur le conflit extérieur va être intégré au développement du projet de Jung.
Comme le rappelle d’ailleurs Sonu Shamdasani d’un point de vue temporel :
« À partir de la Première Guerre Mondiale, Jung commença à s’en distancer [théorie freudienne de la psychothérapie] et à reformuler la pratique de la psychothérapie dans la perspective de l’accroissement du développement spirituel de l’individu. »[1]
Ce remodelage s’imprègne de la notion de conflit. Pour Jung, dès lors, humain et réalité se teintent d’une esthétique et d’une dynamique conflictuelle.
La nouveauté : le conflit est intérieur à l’homme moderne. La guerre mondiale en est l’image collective extérieure.
Les préfaces révèlent le style et les métamorphoses de la pensée jungienne. Seule une réflexion sur soi – c’est le message véhiculé par le conflit dans la perspective jungienne – permettrait de réduire les risques de tels phénomènes sur le plan physique.
Une préface libre de Jung
Je m’appuie sur la première préface datée de 1916 de son livre Psychologie de l’inconscient. C’est une forme de témoignage de l’impact de la guerre. Régie par des codes différents de l’œuvre psychologique, la préface permet à Jung de donner le ton de l’essai et de la réflexion philosophique:
« [A propos de la Grande Guerre] tout cela doit forcer l’attention du penseur et la fixer inexorablement sur le problème de l’inconscient, de cet inconscient chaotique qui dort d’un sommeil agité sous la surface ordonnée du monde conscient. […]
Or la psychologie des individus correspond à la psychologie des nations. […]
Si jamais il fut un temps où la réflexion authentique sur soi-même et où la maîtrise de soi qui en résulte constituent une absolue nécessité et leur recherche une démarche majeure, c’est bien notre époque catastrophique. » [2]
Psychologie de l’inconscient, lire la citation complète.
Dans cette préface libre, C.G. Jung développe une esthétique particulière pour l’occasion. Tant les termes choisis que l’agencement des idées confèrent à cette préface la qualité d’une réflexion sur l’actualité de son temps. Par son style, elle joue le rôle de pont entre l’œuvre personnelle et l’œuvre officielle, entre le Livre Rouge et les essais de psychologie analytique.
L’urgence d’une introspection pour l’homme moderne
Comme dans Le Livre Rouge, hyperboles et antithèses donnent à l’ensemble des caractéristiques proprement dantesques, cependant la préface s’organise selon une logique:
- tout d’abord, la mise en relief et les amplifications accentuent le fonctionnement chaotique et autonome du conflit mondial ;
- dans un second temps apparaissent les explications de ce déchainement : la catastrophe provient de la coupure que l’homme moderne maintient vis-à-vis de l’homme primitif qu’il porte en lui ;
- finalement, la puissance destructrice et l’ampleur du conflit « extérieur » légitiment pour l’homme moderne l’urgence de l’introspection.
Seule une réflexion sur soi permettrait de réduire les risques de tels phénomènes sur le plan physique. Tel est le message véhiculé par le conflit extérieur dans la perspective jungienne.
L’homme moderne, jouet des archétypes
L’homme moderne, coupé de sa vie inconsciente, se place à la merci de manifestations chaotiques. En somme, dans l’esthétique jungienne, la Grande Guerre ressemble à l’expression archétypale de la dissociation de l’esprit de l’homme moderne[3].
Le mot « chaos » désigne à la fois le fonctionnement de la guerre et celui de l’inconscient collectif. En trouvant dans la guerre l’image d’une dynamique intérieure, Jung pouvait y lire le fonctionnement de l’inconscient collectif qu’il cherchait.
La Préface de 1916 joue ainsi à mon avis le rôle de pont:
- entre les processus en jeu dans l’élaboration du Livre Rouge et les processus en jeu dans la reformulation scientifique de la vision de la psyché jungienne ;
- entre l’évènement historique et le sens qu’il prend sur un plan individuel ;
- entre la réalité extérieure et la réalité intérieure.
Le chaos des mondes
La polysémie du chaos reviendra d’ailleurs dans une conférence de 1928, intitulée La Structure de l’âme, où C.G. Jung aura désormais établi sa théorie de la Psyché:
« L’imagination est une réalité et tout un monde en soi, tout aussi chaotiquement varié que le monde extérieur […]. »[4]
Dans cette conférence, il tente de donner cohérence à sa systémique. Ce faisant, il est possible de retrouver des termes similaires aux différents éléments évoqués dans la Préface :
« Si l’on veut comprendre pourquoi le monde intérieur nous paraît si obscur, fantastique et incompréhensible, il faudra supposer un moment que toutes les races, représentant la culture occidentale, se trouvent avoir un caractère si exclusivement extériorisé qu’elles en auraient perdu la possibilité d’un contact intime avec le monde intérieur. »[5]
A nouveau, l’intériorité est décrite comme un monde dépourvu d’organisation, impossible à comprendre.
Entre les lignes se dessine le nouveau modèle d’introspection voulu et développé par Jung.
La Grande Guerre agit comme un catalyseur
La guerre a eu pour Jung un effet libérateur. Entre 1914 et 1916, le psychiatre observe :
- l’origine intérieure des « éléments psychiques formant le contenu de l’âme » ;
- l’aspect autonome et téléologique de l’inconscient collectif ;
- le déclenchement extérieur d’évènements intérieurs ;
- le conflit intérieur entre des forces antagonistes dans la structure de l’âme.
Si la rupture avec Sigmund Freud est fondamentale dans les phases de questionnement de la nouvelle théorie jungienne, la Grande Guerre est une pièce essentielle dans la concrétisation de cette théorie [6].
Vers une nouvelle conception de la réalité
Pont entre l’individuel et le collectif, entre intuitions théoriques et expérience pratique, le déclenchement du conflit mondial occupe une place centrale dans les métamorphoses de la pensée jungienne.
Ce processus individuel rapproche néanmoins Jung de la collectivité sur un plan culturel, comme le synthétise Christine Maillard :
« Le Livre Rouge, tel qu’il se présente au lecteur, est le résultat d’une crise individuelle et personnelle de son auteur, dont la rupture avec Freud est sans doute l’une des principales causes. Mais ce moment personnel s’inscrit aussi dans une crise collective qui affecte l’Europe comme entité politique et comme porteuse de civilisation.
C’est d’ailleurs l’un des postulats du Livre Rouge lui-même, et il s’exprimera dans le discours de l’œuvre sur la Première Guerre mondiale : cette crise individuelle, crise du sujet, affecte aussi, à un autre niveau de compréhension et d’interprétation, le collectif, voire la civilisation européenne tout entière. »[7]
Loin d’être isolé, le renouvellement du langage jungien rapproche le psychiatre Suisse de l’esprit de son temps. De ces transformations naîtra une nouvelle conception de la réalité.
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Notes
[1] Shamdasani Sonu, « Des névroses à une nouvelle cure des âmes : Carl Gustav Jung et la refonte du patient thérapeutique », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2017/2 (N° 146), p. 10.
2] Époque catastrophique : le choix de ces mots d’origine grecque mérite considération. Cela donne au conflit mondial une dimension tragique et philosophique dans le sens de renversement, de bouleversement. Rappelons que le mot « époque », en philosophie et en psychanalyse, signifie la suspension du jugement.
[3] Une étude approfondie des textes de 1916 reste à faire dans cette perspective historique, et dans une perspective comparative avec des textes plus tardifs. Je pense ici à La Structure de l’inconscient (1916) et à La Structure de l’âme (1928).
[4] Jung Carl Gustav, La Structure de l’âme. L’Esprit du Temps, 2013, p. 68.
[5] Jung Carl Gustav, La Structure de l’âme. L’Esprit du Temps, 2013, p. 53. Le mot « race » était communément utilisé en 1928 et ne l’est plus aujourd’hui.
[6] Il serait passionnant de retracer historiquement, dans les archives jungiennes, l’élaboration fine du Livre Rouge au fil des mois qui précèdent la Grande Guerre jusqu’en 1916.
[7] Maillard Christine. « Le Livre Rouge (1914-1930) de Carl Gustav Jung : individuation et discours sur l’éthique », Cahiers jungiens de psychanalyse, vol. 147, no. 1, 2018, pp. 15-32, p.16.
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Pascal Chauvie
De son premier nom Juan Carlos Peréz, Pascal Chauvie est né à Cali en Colombie en 1981. Il est adopté en Suisse et s’intéresse à l’œuvre de Carl Gustav Jung en lisant L’homme à la découverte de son âme en 2007.
Riche de son expérience d’historien, d’enseignant, de conférencier, de policier, il s’intéresse à l’histoire de la pensée, à l’analyse des processus culturels, et surtout à la dynamique du rêve.
Certifié en 2020 par l’Institut Carl Gustav Jung de Zürich, il publie désormais des textes originaux favorisant une approche holistique et inspirante de l’œuvre jungienne.