Du narcissisme normal au narcissisme pathologique quelles sont les étapes qui conduisent à la perversion et qui peuvent s’étendre à la paranoïa ? Comment reconnaître les Narcisses qui nous entourent ? Quels sont leurs complices ?
Quelques exemples de comportement :
- Un nourrisson hurle sa rage. Ses cris traversent les murs et vrillent les tympans des voisins.
- Un adolescent blanc de rage serre les poings et tente de se retenir de frapper ses condisciples.
- Un avocat, furieux d’avoir perdu un procès, écrase son poing sur le visage de son adversaire.
- Un râleur attribue à un copain de longue date le harcèlement qu’il effectue lui-même depuis des années.
Derrière cette violence manifeste quels sont les mécanismes qui agissent en arrière-plan ? Suivons le fil du mythe de Narcisse.
Le mythe de Narcisse
Narcisse est né du viol de sa mère par un dieu du fleuve. Cette mère ne lui a donc pas présenté son père. Le mythe dit que Narcisse est adulé des hommes et des femmes. C’est donc un séducteur.
Adolescent, il part à la chasse avec ses compagnons et se perd dans les bois. Il crie pour les retrouver mais seule la Nymphe Écho l’entend. Celle-ci se précipite à sa rencontre. Narcisse la repousse brutalement.
Désespérée, Écho dépérit jusqu’à n’être plus qu’une voix à peine audible en écho au fond des bois. La déesse de la justice condamne Narcisse à tomber amoureux de son propre reflet. On raconte qu’il est toujours à se contempler dans un miroir aux enfers.
Quel sens cela a-t-il ?
Le narcissisme normal consiste à être fier de ses réalisations et à en recevoir de l’estime de soi.
Le narcissisme pathologique, ici nommé Narcisse, en est une déviation. Narcisse veut être admiré et adulé. Il fera donc tout pour séduire [1] ceux qu’il estime importants. Les autres ne sont rien à ses yeux que des personnages à manipuler et à mettre à son service.
Narcisse n’a ni émotions ni sentiments. La vérité ne lui importe pas : seule compte l’efficacité de ses manœuvres. Il détourne le langage de sa fonction de communication pour en faire une arme dont il use pour agir sur l’autre. Son idée de lui-même est grandiose. Très tôt il comprend que, pour séduire, il lui faut créer un personnage affable.
Narcisse, un acteur chevronné
Souvent Narcisse développera des connaissances afin de séduire. Il est attiré par les professions qui permettent de briller, par exemple la politique, le droit ou la vente. Dans ces professions le mensonge est monnaie courante. On manipule le langage pour se faire élire, convaincre un tribunal ou faire fortune.
On sait que, par déformation professionnelle, les politiciens, les avocats et les vendeurs sont spécialistes de l’argutie : ils détournent le langage de sa fonction de communication et en usent comme d’une arme pour agir sur l’autre.
Dans sa jeunesse, Narcisse tentera de réunir autour de lui les personnes qui peuvent lui être utiles. Il se fera membre d’associations qui lui paraissent de nature à augmenter son prestige. Il veut être loué et admiré.
Narcisse devient pervers
Cela fonctionne jusqu’au jour où, l’âge aidant, sa séduction diminue. Dès lors, Narcisse devient pervers. Il cherche des victimes à humilier et, tel un vampire, se nourrit de l’estime d’eux-mêmes qu’il leur enlève.
Il ment effrontément et s’attribue les mérites des autres. Il dévalorise ou démolit les personnes de son entourage qui ont de la valeur aux yeux des autres.
Employé, il fera renvoyer les collègues dont les compétences lui font de l’ombre. Souvent il se met à donner des leçons que personne n’a sollicitées. Il devient ennuyeux. Il sent confusément que le succès lui échappe. Et cela lui est insupportable.
Alors Narcisse cherche la cause de sa perte de valeur. Et quoi de plus simple que de désigner un responsable de ses maux, qu’il ne peut s’attribuer à lui-même en raison de son soi grandiose.
Ainsi, la pandémie actuelle répand une crainte irraisonnée parmi la population. L’ennemi, le virus, étant invisible, Narcisse cherche quelqu’un sur qui se défouler. On sait que les porteurs d’uniforme sont devenus, pour nombre de personnes qui se sentent persécutées, les cibles de leur hargne. Narcisse devient dès lors paranoïaque.
Narcisse devient paranoïaque
Il attribue à l’autre tout ce qu’il ne peut reconnaître en lui. Cette part de lui sombre et néfaste, il tente de la projeter sur l’autre ou, mieux, d’injecter dans l’autre le poison de sa haine. Ce qui le justifie de l’attaquer et de chercher à le détruire.
Il se met à épier les personnes de son entourage qui ont quelque succès. Il n’est pas jaloux mais envieux. Le jaloux veut être à la place de l’autre. L’envieux sait qu’il n’a pas les capacités d’occuper cette place et veut donc détruire celui qui a du succès. Il s’attaquera en premier lieu aux personnes créatives, car lui-même est incapable de créer.
Tous les moyens sont bons, désormais, pour Narcisse le persécuteur, afin de nuire à la victime qu’il s’est choisie et, si possible, de la détruire. Il ne recule devant aucun mensonge. Il épiera sa cible, inventera des méfaits imaginaires à lui attribuer afin de justifier l’agression qu’il perpétrera. Il cherchera des complices à convaincre et, hélas, en trouvera souvent. Ces derniers peuvent être conscients ou non de leur complicité.
Narcisse et ses complices
De manière caractéristique, Narcisse trouve des complices parmi ceux qui manquent de courage et veulent surtout éviter les tensions. Dans ce but, ils minimisent la dangerosité des attaques perpétrées par Narcisse. C’est en vain que les victimes espéreront que joue la solidarité, cette composante essentielle à la vie de tout groupe humain.
Les cadres de relation volent en éclat sous les attaques et interprétations malveillantes de Narcisse. Ceux qui en sont témoins choisissent très souvent de détourner le regard. La victime se retrouve isolée. Au lieu de voir s’associer tous ceux qui sont victimes, elle constatera que règne la peur, peur de témoigner, peur d’avertir la cible des manœuvres.
Narcisse multiple les crises de rage et les interprétations malveillantes. Mais ceux auxquels il s’adresse ne préviennent pas celui qui est la cible des attaques. Cela peut durer des années sans que la cible ne soit avertie.
Un meurtre psychologique
Si Narcisse recourt rarement au meurtre physique, il tente plus volontiers un meurtre psychologique. Et cela marche !
Ne demandez pas à Narcisse de présenter des excuses à sa victime. Il en est incapable en raison de son soi grandiose. À ses yeux, il est un être supérieur et parfait. Seuls les autres sont critiquables.
Démasqué, Narcisse ira vers d’autres lieux afin de séduire d’autres futurs complices. Car il ne peut se passer ni de louanges ni de victimes.
Repérer les Pervers Narcissiques
Repérer les Pervers Narcissiques n’est jamais facile car ils se cachent habilement sous le masque d’un personnage aimable. La plupart des humains ne portent pas suffisamment d’attention aux impressions fugaces de malaise lors du contact avec un pervers. Ils sentent que le personnage est froid mais attribuent à la discrétion son absence d’émotions.
Le pervers procède par petites touches, infligeant à ses victimes une forme de supplice de la goutte d’eau. Les petites agressions et humiliations que subit la victime peuvent longtemps paraître anodines aux yeux des gens braves. La mémoire est ainsi faite qu’on oublie au fur et à mesure les désagréments ou les atteintes subies. C’est leur accumulation qui est destructrice. Aussi, même si ce n’est pas l’habitude de la plupart de personnes, a-t-on avantage à noter les faits.
L’attaque paranoïaque
L’attaque paranoïaque prend la forme d’accusations, déguisées en plaidoirie, dont la logique apparente masque l’irréalité. Le paranoïaque accumulera parfois des années durant les détails qu’il épie chez l’autre et qu’il interprète de façon malveillante.
C’est la prémisse du discours qui est fausse. Le reste est fortement articulé ce qui masque l’accumulation de mensonges et d’interprétations malveillantes. Il arrive que quelques crises de rage se soient produites, que le brave humain considérera à tort comme de petites colères sans conséquences.
Tuer avec des mots
Quoi qu’en pensent la plupart des gens, on peut effectivement tuer avec des mots. (Sigmund Freud). [2]
Quiconque entend le discours accusateur du paranoïaque sent confusément qu’il s’agit d’une agression. Mais la plupart choisiront de minimiser la dangerosité de l’attaque ou surévalueront la capacité de résistance de la victime pour justifier leur manque de réaction. Ainsi les cadres sont explosés et la solidarité indispensable à la vie en société bafouée.
Le paranoïaque prend pour cible les personnes compétentes et les créatrices car lui-même n’est pas capable de créer.
La victime d’une attaque paranoïaque se retrouve ainsi isolée, empoisonnée par la haine qui lui a été injectée. Elle mettra des mois ou des années à se remettre de l’attaque meurtrière subie et du chagrin de perdre ceux qu’elle croyait des amis et qui n’ont fait preuve ni de droiture ni de solidarité réelle.
Outre les 30 caractéristiques possibles du Pervers Narcissique décrites par Isabelle Nazare-Aga, il y a lieu de tenir compte des petites réactions ou de légers malaises qu’engendre le contact avec un Narcisse.
Qui les éprouve aura avantage à chercher la source de son malaise et examiner attentivement ce qui l’a provoqué. Et surtout de ne pas croire qu’il sera assez fort pour résister aux attaques et humiliations.
Notes
[1] La séduction pathologique consiste à tromper l’autre et à le dévier de son chemin de vie.
[2] Jean-Pierre Lebrun et André Wénin. Des lois pour être humain. Édition Érès. 2008.
Mai 2022
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Michel Cautaerts
Médecin psychiatre et psychanalyste jungien, ancien président de la Société Belge de Psychologie Analytique, Michel Cautaerts est un chercheur, clinicien et conférencier. Sa riche expérience s’étend sur plus de 40 ans. Il est l’auteur de deux ouvrages :
- « Je tu(e) il ». Manipulations et perversions: le sens du mal.
Lire un extrait de la préface rédigée par Michel Cazenave. - Couples des dieux, couples des hommes. De la mythologie à la psychanalyse du quotidien.