Vous avez une idée géniale qui va révolutionner le monde des idées et vous envisagez de faire une thèse de philosophie. Voilà ce qui peut vous arriver, surtout si elle se fonde sur les travaux de C.G. Jung !
Vous avez décidé de faire une thèse de philosophie
Cela peut venir d’un fol orgueil qui vous souffle que vous avez une pensée originale à communiquer au reste de l’humanité.
Autre raison : un professeur en mal de thésards va vous proposer de défendre ou de contredire les idées d’un célèbre auteur. Ce sera de préférence un auteur qu’il connait bien. Il peut aussi vous demander de développer ses propres idées.
Le pire : vous faites cela sans idée précise parce que c’est dans la suite de vos études et vous errez à la recherche d’un sujet et d’un directeur de thèse.
Vous allez entamer une très longue et douloureuse marche à la fin de laquelle vous serez aussi usés que les chaussures de la photo en tête de cet article !
Le temps long et le temps court
Auparavant un thésard pouvait « traîner » sa thèse pendant dix ans et plus. C’était une épreuve de fond qui convenait bien à celui qui aimait chercher et chercher encore…
L’université a maintenant imposé des limites dans le temps et il faut tellement courir pour arriver au but que cela est devenu un quatre cents mètres haies. Dans tous les cas ce doit être un lourd pavé, sinon c’est que l’on a pas assez travaillé.
La dissociation schizophrénique
Cela commence par l’emploi du nous dans les thèses.
Il est en effet demandé au rédacteur d’une thèse d’employer le nous au lieu du je. Il parait que ce « pluriel de majesté » est un « pluriel de modestie » car il y a d’autres personnes impliquées.
Cet emploi du nous fait penser à Jung qui disait, dans Ma vie, qu’il y avait deux personnes en lui. Avec deux personnes on peut encore s’arranger mais pour le thésard elles sont souvent plus nombreuses. Quand on va mal on les sent parfois comme des petits bonhommes ricanants penchés sur son épaule.
Il y a le directeur de thèse exigeant ou lointain, mais qui veut quand même des résultats.
Quand il s’agit du travail sur un auteur il est omniprésent :
- Ne va-t-on pas enfoncer des portes ouvertes à son sujet ?
- Existe t-il de lui un texte presque inconnu que l’on va vous opposer au plus mauvais moment ?
- N’est-on pas en train de plagier sans le vouloir quelqu’un qui écrit un ouvrage sur le même auteur ?
- As- t’on pensé à citer tout le monde dans sa bibliographie ?
Ils sont vraiment très habités ceux qui font une thèse « d’Histoire de la philosophie » !
Si il s’agit d’une thèse dite de « philosophie générale » c’est à dire d’une thèse où vous défendez « votre » idée sur un sujet et non sur un auteur, le problème est plus intime… mais la personnalité subit aussi des dommages.
Je vais proposer un exemple que je connais bien puisque c’est le mien !
L’histoire d’une thèse prenant appui sur Jung
La longue marche
Je ne savais pas dans quelle longue et difficile aventure je me lançais quand il m’est venu quelques idées personnelles sur des thèmes tels que l’évolution des structures vers une forme de totalité et leurs manifestations symboliques.
Vous êtes déjà perdus amis lecteurs… et quand j’ai voulu combiner cela avec ma passion pour Carl Gustav Jung et les séries de rêves et que j’ai proposé un sujet à des directeurs de thèse ils m’ont prise pour une aimable folle.
J’ai du déployer des trésors de persuasion et j’ai fini, en restant assez vague sur ce que je voulais faire, par trouver un directeur de thèse compréhensif.
Pendant cette longue marche vers la soutenance devant le Jury on est censé, quand il s’agit de philosophie dite « générale » avoir une grande (enfin on le croit…) idée, une thèse, et la défendre de manière pertinente et suffisamment ennuyeuse et obscure pour avoir l’air profond.
Les obstacles sur le chemin
Le premier obstacle est venu du fait que mon gentil directeur de thèse n’avait aucune connaissance de Jung et aucune envie de le connaître plus. Freud à la rigueur… Il a déployé des trésors de persuasion pour que j’appuie ma thèse sur d’autres auteurs. Pourquoi pas Claude Lévi-Strauss qu’il connaissait bien ou Michel Foucault ou… ? Hélas j’étais têtue et nous nous sommes embarqués pour voyager avec Jung.
Le problème c’est que nous avons été deux à ramer, pendant des années. Il se faisait du souci pour moi, craignait que ma thèse soit refusée. C’est normal puisqu’il n’y croyait pas. Il voulait que j’écrive une thèse suffisamment édulcorée pour que le jury dise oui. Il souhaitait aussi que je rédige d’une manière moins « journalistique » avec des phrases plus longues, des termes plus philosophiques.
J’ai fait des efforts tels qu’il m’a fallu, quand j’ai publié cette thèse, un long travail de détricotage pour que mes textes ressemblent plus à ce que j’aurais aimé écrire à l’époque.
Nous étions quatre
Le nous dans les thèses était parfaitement justifié pendant que je travaillais à la mienne. Nous étions quatre à écrire, effacer, se contredire, verser parfois des larmes de frustration.
J’étais deux. Le premier était un moi soutenu par la voix intérieure qui avait inspirée ma recherche. Le second était ce que Jung appelle la persona. Cet autre moi, le moi public, voulait être aimable pour un directeur de thèse plein de gentillesse mais hermétique à Jung et à certaines de mes idées trop originales à son goût.
Le second moi devait sans cesse penser à être aimable dans ses écrits envers les futurs membres du jury et écouter la voix de son directeur de thèse quand elle disait : « Cela ne passera pas »… Ce deuxième moi a parfois gagné et c’est la persona qui a rédigé une partie de la thèse et fait parfois marche arrière en espérant réaliser une belle soutenance.
Je pense ne pas être la seule à avoir ressenti ce fossé où se livre une lutte entre ce que l’on pense et ce que l’on écrit dans un travail universitaire.
Vous avez certainement deviné que la troisième personne qui parlait souvent dans ma tête était le directeur de thèse et il y a eu de beaux combats avec les deux autres, surtout le premier !
Jung comme quatrième et premier
Et qui était le quatrième ? Ce ne pouvait être que Jung. Cela avait commencé bien avant la thèse mais, là, il s’est littéralement emparé de moi. Il était partout. Je ne lisais que lui négligeant d’autres recherches.
Je me demandais tout le temps ce qu’il aurait pensé. Parfois il me faisait des reproches et, rarement, des compliments. Il me soufflait des idées mais il lui arrivait aussi d’être muet et absent pendant un moment et c’était pire que tout. Il venait aussi me visiter la nuit dans mes rêves.
Je vivais sans cesse avec lui et de nous quatre c’était le dominant. Je devais être très ennuyeuse à cette époque car je ne parlais que de lui et le monde entier n’est pas amoureux de Jung !
La soutenance : Un jeu cruel !
Arrive le jour de la soutenance de votre thèse de philosophie. Vous allez vous retrouver devant une petite table ; pas de notes, vous êtes seul. Devant vous, sur une longue estrade, cinq ou six personnes, dont votre directeur de thèse, constituent le jury. Derrière vous le public : famille, amis, étudiants, inconnus. Tout le monde peut venir assister à une soutenance de thèse.
Nous voilà partis pour trois à cinq heures d’un jeu cruel. Heureusement, si vous avez déjà assisté à des soutenances vous savez que cela se termine généralement bien. Les chats jouent longtemps avec la souris mais ils la laissent vivre.
Pour présenter votre travail, votre directeur de thèse fait un préambule plus ou moins long et réussi. La qualité de son discours dépend fortement du temps qu’il a passé à lire la thèse… Il peut arriver qu’il s’excuse et vous excuse à l’avance pour les errances et les erreurs dans lesquelles vous avez pu vous égarer. Ça vous donne un bon coup au moral.
Vous vous demandez si cela à encore un sens mais, courageusement, vous vous attaquez à la présentation de votre thèse. Vous avez travaillé à vous brûler le cerveau sur un texte, appris par cœur, qui se veut clair , complet, accrocheur, et qui résume votre idée géniale. Cela se passe bien, vous pensez que l’on vous écoute, mais qu’arrive t-il ensuite ?
On dirait que vous avez parlé dans le vide.
Chaque professeur fait son numéro à partir d’un point sur lequel il pense qu’il peut briller dans son questionnement.
Celui-ci vous parle d’un auteur qu’il connait bien auquel vous avez fait allusion dans votre thèse. Vous êtes alors partis pour un dialogue qui n’a rien à voir avec votre travail et ressemble plutôt à une interrogation sur vos connaissances au sujet de l’auteur en question.
Un autre est très intéressé par votre manière d’utiliser le point virgule et vous voilà embrouillé dans de longues explications.
Un autre creuse profond pour savoir pourquoi vous vous êtes appuyé sur Jung alors que Freud est tellement plus génial !
Bernard Kaempf
Et puis, vous avez de la chance, après quelques rounds d’observation et votre impression de l’on va vers un massacre, arrive le héros, jusque-là silencieux. Il avait un petit air mécontent qui vous faisait peur. Mai non, c’est celui qui va vous sauver et terrasser vos adversaires ! Celui qui connait bien votre sujet, qui a attentivement lu votre travail et qui l’a apprécié.
Pour moi, ce fut le professeur Bernard Kaempf, hélas aujourd’hui décédé. Il était, entre autres, l’auteur de l’ouvrage Réconciliation, psychologie et religion selon Carl Gustav Jung. J’ai enfin été interrogée sur mon travail, les questions essentielles ont été posées et j’ai eu droit à une belle défense. Merci encore !
Évidemment tout cela se termine bien, on va profiter d’un buffet, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Et on repart pour une longue marche !
J’espère amis thésards vous avoir fait sourire et vous avoir montré que, même si le cheminement est long et éprouvant, avec de la persévérance, de l’optimisme et de l’humour on peut survivre à une thèse de philosophie !
Cependant, la longue marche n’est pas terminée car il faut reprendre la route pour retrouver l’intégralité de son moi malmené. C’est alors que commence un nouveau travail particulièrement intéressant et enrichissant.
Ariane Callot, mai 2020
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