Le 10 avril 2021, la SFPA organisait une journée de recherche intitulée Technologies et inconscient qui mettait en présence deux psychothérapeutes, une philosophe ainsi qu’un enseignant. Nous avons interrogé ce dernier.
Jacques Ellul – Licence CC BY-SA 4.0
EFJ : L’an dernier, vous rapprochiez les écrits de C.G. Jung de ceux du Français Jacques Ellul, que l’on classe souvent comme penseur « technocritique ». A quoi exactement renvoie ce mot ?
Joël Decarsin : La technocritique est un courant de pensée épars, analysant l’impact des techniques sur l’environnement et les modes de vie puis émettant des signaux d’alerte. Elle est apparue en Angleterre au cours du XIXe siècle, au fur et à mesure que se développait la Révolution industrielle, et elle a pris son essor dans les années 1930, quand se sont manifestés les premiers effets de la société de masse (urbanisation, pollution, aliénation au travail mécanisé, fabrique de l’opinion par les médias et la pub, fichage, etc.).
S’est alors ébauchée une prise de conscience à laquelle la culture populaire a parfois participé. Je pense en particulier aux Temps modernes de Chaplin. Des écrivains, philosophes et historiens, chacun à leur manière, ont avancé une thèse que j’ose résumer ainsi : ce que l’on appelle progrès technique a pour corollaire le regrès éthique. Or autant le terme « progrès » est cuisiné à toutes les sauces, autant le mot « regrès » est progressivement tombé dans l’oubli, pour peu qu’il ait été connu un jour du grand public. Pour le dire en termes psychanalytiques, il a été refoulé de la conscience.
EFJ : Quelle est la singularité d’Ellul dans le courant technocritique qui vous intéresse tant ?
Ellul démontre que la technique, ce ne sont pas seulement « les machines » ou « les technologies » mais l’ensemble de toutes les techniques, y compris immatérielles (techniques publicitaires, relations publiques, organisation du travail, etc.). Portées par un souci d’efficacité maximale, elles forment désormais un milieu ambiant, tout comme la nature avant elle pendant des millénaires. Au point qu’elles façonnent l’imaginaire exactement comme la nature l’avait fait jusqu’alors.
La grande idée d’Ellul, c’est qu’en désacralisant (profanant, polluant…) la nature, la technique s’est retrouvée elle-même sacralisée, au motif invoqué que « l’homme ne peut s’empêcher de sacraliser son milieu ambiant ».
Les conséquences de cette « grande mue » (comme disait Bernard Charbonneau, un proche d’Ellul) sont considérables, notamment en économie. En effet, ce n’est plus le travail humain qui est créateur de valeur, comme au temps de Marx, mais « l’innovation ». Ce concept avatar du « progrès » est sans cesse présenté (et vécu) comme une fin en soi. L’innovation constitue le véritable moteur du capitalisme … sans hélas être vraiment reconnue comme telle.
En quoi les analyses d’Ellul méritent-elles selon vous d’être rapprochées de celles de Jung ?
Il existe d’importants points de concordance entre l’un des derniers livres de Jung, Présent et avenir, et l’approche d’Ellul. Tous deux s’accordent sur un point : une majorité de nos contemporains reportent leur responsabilité sur l’État et laissent leur esprit critique s’anesthésier par le « confort moderne » que leur procure toute une myriade de techniques.
Et quand Ellul déclare : « ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique » son propos est assez mal interprété, y compris dans les cercles technocritiques, alors que l’usage du mot « transfert » le rend a priori susceptible d’être bien assimilé par un psy.
De surcroît, j’ai constaté qu’une bonne partie de la mouvance technocritique se ferme à la métaphysique et que le mot « sacré » n’y fait pas sens alors que les jungiens, eux, parlent encore d’âme et d’esprit sans le moindre embarras, au risque couru d’avance, dans une société pathologiquement existentialiste, d’être taxés d’essentialistes…
Une chose en tout cas m’apparaît évidente : quand les technocritiques disent que la technique supplante l’éthique, ils indiquent de façon argumentée ce que dit Jung quand il avance que l’occidental a sacrifié l’introversion à l’extraversion. Comment, en effet, interpréter le dogme de la croissance économique sinon comme la croyance que « le travail » est tout… donc que le « travail sur soi » (l’introspection) n’est rien ?
Or cette survalorisation du travail productif atteint le comble de l’absurdité quand, au fil d’un processus appelé « progrès » et que l’on peut qualifier d’énantiodromique, le travail perd toute valeur, détrôné par l‘intelligence artificielle. Si les humains croient vraiment qu’un algorithme est « intelligent », alors il n’y a pas à s’étonner qu’une fois licenciés comme des malpropres, ils se sentent un peu stupides et nourrissent bien d’autres complexes encore (angoisse, frustration, rancœur, etc).
Vous dites que confronter Jung et Ellul constitue « une tâche primordiale ». A ce point ?
Oui. Car, alors que leurs approches sont lumineuses, leurs audiences restent très limitées et je pense qu’ils en portent l’un et l’autre la responsabilité : chacun d’eux a ignoré ce que l’autre s’attachait à démontrer.
Jung, s’appuyant sur Lévy-Bruhl, expliquait la société de masse par la seule réactivation de la « mentalité primitive » mais, comme tant d’autres, il considérait les médias comme a priori idéologiquement neutres.
Ellul, au contraire, s’est attaché à démontrer qu’ils sont intrinsèquement des outils de propagande de la doxa dominante, étroitement matérialiste, ceci du seul fait qu’ils sont inconsciemment sacralisés. Mais comme il méconnaissait la structure de l’inconscient, a fortiori le mécanisme du transfert, il s’est trouvé à court d’arguments pour le démontrer de façon probante.
On voit aujourd’hui les conséquences de ces deux carences : quand ils s’interrogent sur l’impact des écrans sur leurs patients, les psychanalystes en restent à l’idée que la technique n’est « ni bonne ni mauvaise » et que « tout dépend de l’usage qu’on en fait ». En France, Serge Tisseron est la parfaite caricature de cette étroite vision des choses et il en fait ses choux gras… grâce aux médias.
Nul ne semble réaliser que « le transfert du sacré à la technique » a pris une telle ampleur que celle-ci a changé de statut : il n’y a plus lieu de la considérer comme un moyen au service d’une finalité mais carrément comme une finalité à part entière.
A l’inverse, pour se détourner de la question du sacré et ne pas intégrer le concept d’inconscient dans ses approches, une grande partie du milieu technocritique s’égare dans les réflexes technophobes, quand bien même elle s’en défend.
Aux Etats-Unis, certains jungiens, telle Susan Mehrtens, s’attellent à la question de la technique, même s’ils se focalisent encore sur « les technologies » et si leurs réflexions restent marginales. J’espère avoir motivé l’an dernier les membres de la SFPA à s’engager également dans cette voie.
Dans Présent et Avenir, Jung estime que « tout attendre de l’État signifie que l’on attend tout des autres au lieu de compter sur soi ». Qu’avez-vous à dire à cela ?
Dans ce livre, effectivement, Jung analyse ce qu’avant lui, juste au lendemain de la Seconde Guerre, le philosophe Ernst Cassirer appelait « le mythe de l’État », ceci en se référant – comme lui – à Lévy-Bruhl. Mais Ellul est bien loin de sous-estimer la question de l’État, il y revient à de très nombreuses reprises car l’État constitue à la fois l’instance de légitimation de la technique et son premier agent.
Que seraient le nucléaire, l’industrie spatiale et l’arsenal militaire sans la puissance de l’État et son monopole de la violence ?
Ellul ne mentionne Jung qu’à de rares reprises et vous soulignez qu’une fois, il cite « L’homme à la recherche de son âme », remplaçant « découverte » par « recherche ». Comment interprétez-vous ce lapsus ?
Vaste question ! Vers la fin de sa vie, Ellul disait: « çà ne m’intéresse pas du tout de savoir qui je suis ». Un propos qui, a priori, a de quoi miner toute envie de le rapprocher de Jung ! Il faut préciser que tout en fustigeant le christianisme, lui reprochant d’avoir subverti le message évangélique, Ellul était devenu chrétien par conversion. Dès lors qu’il ressentait la présence de Dieu, il n’éprouvait nul besoin de « se connaître ».
A t-on besoin de « rechercher » quoi que ce soit quand on reçoit la grâce ? Et comment ne pas imaginer alors que ceux qui ne la reçoivent pas sont « éternellement » en recherche de quelque chose, que ce soit leur âme ou leur téléphone portable ?
Influencé par le théologien Karl Barth, Ellul interprétait le « que ta volonté soit faite » du Notre-Père comme « que ma volonté n’ait cours que si elle respecte ta volonté ». Pour le dire en termes jungiens, il plaçait son moi sous les auspices du Soi. En disant cela, je rappelle que Jung, tout en « confessant » ne pas connaître l’expérience de la foi, situait l’imago Dei dans le Soi et qu’Ellul assimilait l’idéologie technicienne à une véritable « inflation du moi », une hybris. Or pour le démontrer, il fallait bien qu’il laisse un peu de côté son propre moi. Ça allait de soi, si j’ose dire (sourire).
Etant chrétien, il vivait le sacrifice du Christ comme une invitation à effacer (sacrifier) périodiquement son moi en se tournant à la fois vers « le prochain » et vers Dieu. Or Jung souligne que la posture chrétienne rejoint ce qu’il signifie quand il dit en substance : « il faut que meure le moi pour que vive le Soi ».
J’ajoute qu’à défaut de ce sacrifice, le moi ne peut entretenir qu’une posture narcissique, même soft et déguisée. Et c’est en cela que le selfie, qui permet de se surexposer à autrui, donc de s’imposer à lui, à la différence du simple miroir, constitue le meilleur symbole de l’idéologie technicienne.
Vous dites dans votre exposé que la technique constitue la projection dans le réel d’un archétype qu’un jungien pourrait appeler « Faust ». Que voulez-vous dire exactement ?
J’affirme d’abord que l’engouement pour les technologies s’ancre dans l’inconscient collectif. Or, quand on s’émeut des ravages de la technique (par exemple après Fukushima ou face à la crise climatique), on se plaît parfois à dire que l’homme cède à une pulsion prométhéenne.
Mais alors que Prométhée est exécuté sur son rocher pour avoir voulu supplanter les dieux, « l’homme moderne », lui, reste en pleine forme et droit dans ses bottes. Dites-moi de quels dieux il pourrait se sentir châtié. L’athéisme constitue sans aucun doute aujourd’hui la religion dominante, le nouvel opium du peuple.
« L’homme moderne » n’est ni à la découverte de son âme ni même à sa recherche : il y a hélas belle lurette qu’il a vendu la sienne à ses artefacts et ses protocoles.
Février 2022
Voir la publication des actes du colloque Technologies et inconscient.
Joël Decarsin
Joël Decarsin enseigne les arts plastiques en collège depuis 40 ans, fondant sa pédagogie sur la typologie jungienne introversion-extraversion et observant l’impact des réseaux sociaux sur les adolescents. Investi dans la mouvance technocritique, il a initié en 2012 l’association Technologos et a participé à différents débats publics.