Claire Droin s’entretient avec Luigi Zoja, auteur et analyste jungien, à propos du déclin de la sexualité. S’appuyant sur son parcours de sociologue et de psychanalyste, il offre une double perspective pour explorer les complexités et les paradoxes auxquels sont confrontées les générations actuelles.
Illustration DALL-E
Version anglaise de cet entretien
Claire Droin : Vous utilisez souvent des références mythologiques pour expliquer des phénomènes contemporains. Comment la mythologie nous aide-t-elle à comprendre le déclin du désir au XXIe siècle ?
Luigi Zoja : Le mythe tend à englober, représenter et condenser toutes les dynamiques significatives de la psyché. En gros, il sert d’antécédent à l’activité psychique. Bien sûr, ce n’est pas quelque chose que je revendique de manière unique ; c’est une approche courante que l’on retrouve dans les travaux de Jung et d’Erich Neumann. En fait, cette perspective ne commence pas strictement avec Jung mais remonte, d’une certaine manière, à Nietzsche, que Jung a souvent considéré comme l’un de ses principaux mentors. Nietzsche ne se limite pas à l’étude des phénomènes sociaux, historiques et psychologiques : il fait référence à leur généalogie -ou antécédents- un terme que l’on retrouve tout au long de ses écrits.
Dans la culture orale populaire, le mythe est également représenté par le conte de fées. Par exemple, le loup veut dévorer l’agneau et accuse la petite créature de lui avoir fait du mal. Dans Paranoïa. La folie qui fait l’Histoire, j’ai remarqué combien cela reflète souvent non seulement une « projection d’ombre » individuelle, mais aussi une dynamique tragique dans des événements collectifs . Hitler déclenche la Seconde Guerre mondiale en accusant la Pologne de comportement agressif. Poutine envahit l’Ukraine, affirmant qu’elle menace la Russie. Mais comment une grande puissance peut-elle être menacée par une puissance beaucoup plus petite ? Malheureusement, ce n’est pas une nouveauté : c’est une vérité psychologique exprimée dans des contes, en fait par Phèdre il y a des milliers d’années.
Dans le livre Le déclin du désir. Pourquoi le monde renonce au sexe (2024), j’utilise naturellement de nombreux concepts freudiens ; cependant, le modèle que je suis reste ancré dans ma formation et mes études en psychologie jungienne.
À la fin du XXe siècle, j’ai publié un livre intitulé Crescita e colpa: psicologia e limiti dello sviluppo (1993) [Croissance et culpabilité : la psychologie et les limites du développement, non traduit en français]. Le titre de l’édition grecque est également révélateur : Hybris (ou Hubris) et Némésis. Aujourd’hui, cependant, je dois le réécrire en y apportant des mises à jour approfondies. Les crises économiques du XXIe siècle et, surtout, le violent changement climatique nous obligent à examiner le modèle occidental de croissance infinie sur une Terre finie. Nous continuons à atteindre et à dépasser les limites.
Une fois la Terre « conquise », les explorations ont été remplacées par le tourisme, qui a laissé place au consumérisme et souvent, si je puis dire, à la stupidité. Récemment, un tour-opérateur a proposé à des personnes extrêmement riches de visiter le Titanic, et d’ailleurs, ils sont tous morts. Aujourd’hui, M. Musk veut développer le tourisme interplanétaire pour des gens encore plus riches. Est-ce que cela a du sens dans un monde où de nombreuses crises socio-économiques ne sont pas résolues, ni même affrontées par manque de fonds ?
Dans la mythologie grecque, les dieux ne se préoccupaient pas de morale : la morale consistait simplement à respecter des limites. Si les humains cherchaient à accumuler trop de richesses ou de bonheur, les dieux punissaient leurs désirs ou leur chance.
À la fin du XXe siècle, j’ai rencontré des scientifiques du groupe MIT-Club de Rome. Je pensais que leurs célèbres Rapports n’étaient pas seulement d’importantes études scientifiques : d’un point de vue psychologique, ils étaient aussi la réécriture d’un conte mythique : l’histoire d’Hybris, la personnification de l’arrogance, punie par sa Némésis. Les archétypes ont tendance à se répéter même si nous n’avons pas conscience d’y collaborer.
Malgré les progrès, tous les phénomènes humains rencontrent des limites. Les soins de santé continuent de s’améliorer considérablement, mais nous vieillissons et mourons encore. Les « pulsions » ou instincts humains, que Freud appelle Trieb, y compris la sexualité, ne font pas exception.
Prenons un autre instinct « primaire » chez l’être humain : la faim. La quantité de nourriture produite a énormément augmenté, et sa qualité aussi :
- Pourtant, même un aliment que nous adorons, comme une barre chocolatée, peut devenir dégoûtant au-delà d’une certaine quantité. Il peut même provoquer des vomissements. C’est un phénomène tout à fait naturel.
- Au niveau collectif, les pays pauvres passent directement de la sous-alimentation à l’obésité et au diabète.
Pourquoi la sexualité, manifestation humaine naturelle, devrait-elle être exemptée de cette loi naturelle ?
Dans votre travail, vous analysez l’évolution de la sexualité à travers des modèles économiques. Pensez-vous que la logique du marché a finalement pris le pas sur l’intimité ?
Permettez-moi de répondre à votre question en deux temps.
A. Oui, la logique du marché, le consumérisme et la concurrence excessive ont compromis à bien des égards ce que l’on appelle communément la « relation amoureuse ». Aujourd’hui, de nombreux jeunes hommes cherchent à « conquérir » une fille non pas tant parce qu’ils en sont follement amoureux – souvent, ils ne l’ont rencontrée que sur un écran – mais parce qu’en voyant sa photo sur une application, ils sont convaincus que d’autres garçons les admireront ou les envieront.
En fait, une juge pour enfants m’a confié avoir constaté cette régression dans un monde matérialiste et dénué de passions dès les années 1990. En vérifiant la correspondance des délinquants mineurs sous sa surveillance, elle a observé que, alors que dans les années 80, ils exprimaient un profond désir de sortir de prison pour retrouver leurs petites amies, ils ont commencé à changer l’objet de leur nostalgie. Ce qu’ils voulaient revoir, c’était leur moto !
Même dans l’approche plutôt matérialiste de Freud, l’homme a besoin d’une pulsion, ou Trieb, mais celle-ci doit être associée à une certaine dose de Zärtlichkeit, de tendresse. Bien sûr, la sexualité considérée à cette époque-là était surtout la sexualité masculine.
Déjà à la fin des années 60, lorsque j’étudiais à l’Institut Jung de Zurich, la mythique (et acerbe) Jolande Jacobi nous regardait, nous les hommes, et levait un doigt en disant : « Vous croyez que vous avez le pouvoir dans la relation. Faux ! Si vous voulez coucher avec une femme, elle peut être accommodante et faire semblant, mais si vous n’avez pas d’intérêt réel, vous pourriez vous retrouver incapable d’avoir une érection ! » À cette époque, le Viagra n’existait pas, et même aujourd’hui, il peut aider à certaines fonctions physiques, mais il n’allume pas la passion ou la tendresse, qui sont plus ou moins associées aux archétypes.
En ce qui concerne la disparition des mythes et des rituels, les théories de Jung ont reçu une confirmation forte, quoique indirecte, de la part de la sociologue franco-israélienne Eva Illouz. Dans son livre Pourquoi l’amour fait mal, elle étudie les nouvelles formes de souffrance associées aux relations amoureuses. De nos jours, elles manquent du cadre culturel séculaire de la passion et des rituels reconnus collectivement.
Selon Jung, lorsqu’une chose fait partie de notre culture depuis des siècles, elle ne peut pas disparaître simplement parce qu’elle n’est plus pratique ou fonctionnelle. Si on l’abolit, comme dans la postmodernité, elle peut refaire surface avec des traits inconscients, indirects et malsains.
La lauréate du prix Nobel Svetlana Alexievitch a exprimé une chose similaire. Dans les cultures russophones, les événements marquants doivent retracer quelque chose qui était déjà manifeste dans leurs fondements collectifs. Svetlana Alexievitch montre comment des crises comme Tchernobyl ou la guerre en Ukraine semblent s’écarter des modèles classiques que l’on trouve dans les œuvres de Tolstoï ou de Dostoïevski, créant un espace de désorientation collective parce qu’elles sont sans précédent et donc insaisissables dans ce contexte.
B. En ce qui concerne la partie de votre question sur les tendances économiques, permettez-moi de clarifier. Mon objectif est de comprendre l’évolution, ou l’involution, de la sexualité en établissant des parallèles avec des diagrammes, des figures et des nombres. À proprement parler, j’étudie les tendances, mais pas dans une perspective économique. Mon propos, mais aussi la simple évidence, est au contraire, que la sexualité, en soi, ne se manifeste pas directement en tant que valeur économique, comme une production. En d’autres termes, toujours en soi, « faire l’amour ne contribue pas au PIB » .
C’est pourquoi les hommes politiques, obsédés par le PIB, n’ont pas remarqué que le déclin de la sexualité entraînerait une baisse de la fécondité, si ce n’est immédiatement, du moins dans les années à venir. Les produits de l’industrie du sexe, comme la mode, la lingerie et les parfums, continuent de se vendre. Pourtant, selon les données de plusieurs pays et continents, la sexualité continue de décliner. C’est particulièrement vrai chez les jeunes, qui ont souvent peur de la sexualité parce qu’elle implique un engagement.
Le but de mes diagrammes est de tenter de rendre visible la tendance, en particulier la courbe en forme de cloche d’une activité psychique significative. Considérons par exemple la diminution tragique de l’Effet Flynn, qui fait référence au quotient intellectuel (QI) moyen d’une population. Plus le groupe examiné est jeune, plus son QI semble désormais diminuer.
Les nouvelles technologies, et notamment les réseaux sociaux, modifient nos comportements. Selon vous, ces outils numériques impactent-ils le désir et la libido dans la société contemporaine ?
Oui, ils le font. Bien que je ne sois pas un spécialiste du domaine, la littérature a ce sujet a tendance à être accablante. Il existe un lien chronologique indéniable et fort. À l’échelle mondiale, le QI moyen, ou Effet Flynn, a augmenté jusqu’aux années 1990, où il s’est stabilisé. Au cours du nouveau siècle, il a commencé à diminuer. Avec l’avènement d’Internet, nos connaissances et nos capacités se sont d’abord développées. Cependant, le volume d’informations disponibles est rapidement devenu écrasant – même notre cerveau et notre mémoire ont des limites. Cette abondance d’informations a fini par entraîner une confusion. Dès les années 1990, ce phénomène a été étudié sous le nom de Paradoxe d’Internet.
Un peu plus tard, les médias « sociaux » sont apparus. Leur structure favorise une communication plus courte et plus rapide, ce qui tend à éliminer l’analyse approfondie et la différenciation. Les analyses de leur influence ont naturellement mis en évidence la relation chronologique entre leur diffusion et l’augmentation des dépressions, des tentatives de suicide etc., en particulier chez les jeunes générations. De nouvelles études indiquent cependant non seulement une corrélation mais de plus en plus une relation de cause à effet (voir le livre Génération Anxieuse de Jonathan Haidt).
Le simple fait de posséder un smartphone permet d’avoir accès en permanence à la pornographie. Il semble que presque tous les garçons et désormais une majorité de filles en regardent une forme ou une autre. L’anxiété est montée en flèche chez les adolescents. De plus, tout au long du XXe siècle, l’âge de la première expérience sexuelle n’a cessé de diminuer. Aujourd’hui, il ne cesse d’augmenter. De nombreux adolescents sont tentés de se tourner vers la pornographie pour anticiper ce qui va se passer. Cela est problématique aujourd’hui pour les deux sexes.
Les modèles qu’elle propose ne sont pas seulement faux, ils sont le prototype du « fake ». Les femmes sont présentées comme totalement soumises, ce qui, heureusement, n’est vrai que dans les cas pathologiques. Les hommes sont présentés comme des champions olympiques d’érections 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ce qui n’existe même pas dans les mythes. Si un adolescent normal est en insécurité, et aujourd’hui il est particulièrement anxieux à l’idée de sa première expérience, de tels exemples peuvent transformer cette insécurité en désastre.
Le patient typique de 20 ans aujourd’hui parle très peu de sexe lors des séances d’analyse. Il y a seulement une ou deux générations, cela aurait été impensable.
À la lumière de vos recherches, comment la dysphorie de genre s’inscrit-elle dans ce phénomène plus large de transformation du désir ?
La dysphorie de genre me semble être avant tout une subdivision de l’enchevêtrement chaotique entre le consumérisme effréné et la compétition. Il est trop tôt pour évaluer pleinement le phénomène. Par exemple, la clinique Tavistock a signalé une augmentation de 5 000 % des cas. Ceux qui prétendent que les altérations chimiques de notre environnement, y compris de notre alimentation, contribuent également à ce problème ont également raison. Des substances jusqu’alors inconnues peuplent désormais notre corps, y compris nos organes sexuels (voir le livre Compte à rebours – Nos enfants seront-ils tous stériles en 2050 ? de Shanna Swan).
La nouveauté semble en grande partie provenir de l’environnement culturel et psychologique « fluide », qui reflète une variante du « paradoxe du choix ». J’ai également évoqué ce phénomène comme une résurgence de la figure mythique de l’âne de Buridan, du nom du philosophe français du Moyen-Âge. Si un âne se contente d’un seau de foin, lui en proposer soudainement deux peut le conduire à mourir de faim. Face à deux propositions équivalentes, il se trouve confronté au dilemme du choix auquel il n’a pas été préparé. De nombreux adolescents modernes, qui ont peur de la sexualité, justifient leur report en raisonnant ainsi : « Je dois d’abord savoir si je suis hétérosexuel ou homosexuel. »
Historiquement, il semble y avoir un lien entre la création artistique, la libération des mœurs et une expression plus libre du désir. La culture et la créativité pourraient-elles jouer un rôle clé dans la réactivation ou la réorientation des énergies du désir ?
Oui, il y a un lien, mais ce lien est relatif. La créativité a besoin de la liberté, qui inclut dans une certaine mesure la liberté sexuelle. Cependant, la liberté sexuelle ne conduit pas nécessairement à la créativité.
Prenons par exemple la rencontre entre les Grecs et les Perses décrite par Hérodote, dont je parle dans Crescita e colpa. Comme la psychologie perse ne connaissait pas de limites, elle ne s’est pas développée de manière cohérente et a finalement succombé aux Grecs. Les Grecs du cinquième siècle avant J.-C., ceux qui combattaient dans les guerres médiques, regardaient leurs interlocuteurs dans les yeux et discutaient. Au contraire, les Perses se couchaient sur le ventre et regardaient vers le bas. Ce n’est pas un hasard si la Grèce du cinquième siècle avant J.-C. est devenue le sommet culturel du monde antique.
La Renaissance italienne marque le sommet suivant dans la créativité occidentale, entraînant une libération de la sexualité après les sévères restrictions du Moyen Âge. Cependant, les grands historiens français spécialistes du Moyen Âge nous informent que la Renaissance italienne n’est pas apparue soudainement ; sa créativité s’est développée progressivement au cours des siècles après l’an 1000. Le tableau est complexe.
Après la « libération sexuelle » partielle de la Renaissance, une plus grande liberté sexuelle s’est enracinée en Italie, atteignant son apogée au XVIIIe siècle, notamment à Venise. Pourtant, après avoir atteint leur apogée aux XVe et XVIe siècles, la créativité et l’économie italiennes ont connu un déclin qui a duré près de quatre siècles, jusqu’au XXe siècle. Je viens de terminer un long livre sur cette réalité que le fascisme a partiellement effacée de notre conscience collective.
Quel rôle la psychologie jungienne peut-elle jouer pour aider les individus et les sociétés à restaurer une relation plus naturelle avec leur sexualité ?
Une relation « naturelle » ? Après ce que nous venons de dire, je crains que nous ne soyons obligés d’admettre qu’il n’y a pas beaucoup de possibilités de retour en arrière. Le Moyen-Âge et l’époque moderne ont imposé de nombreuses répressions inutiles. Nous nous sommes débarrassées d’un bon nombre d’entre elles et la seconde moitié du XXe siècle a été une époque relativement heureuse et libérée, pas seulement en matière de sexualité.
Aujourd’hui, il nous arrive fréquemment d’être au service d’objets et de choses qui étaient censés nous servir. Nos relations sont souvent trop froides, à l’image des écrans à travers lesquels nous les exprimons. Bien sûr, nous avons de nombreuses possibilités pour revenir à un mode de vie plus naturel, instinctif et chaleureux. Nous pouvons difficilement changer notre environnement, notre culture et notre économie. Cela demande un effort individuel. Dans ce cas précis, nous ne devons pas permettre à nos instincts de se déconnecter des archétypes et de certaines passions auxquels ils ont toujours été associés.
Je connais un « jeune homme d’aujourd’hui » qui, heureusement, ne se contente pas d’utiliser des écrans, mais lit aussi des livres, même longs. Chaque soir, lui et sa petite amie se lisaient à voix haute un morceau de Guerre et Paix. À la fin de cette éternité, ils ont eu un enfant – même s’ils avaient aussi fait l’amour avant, je suppose.
Envisagez-vous une possibilité de renouvellement du désir, ou sommes-nous destinés à une érosion continue de cette énergie vitale ?
Je suis un analyste jungien, pas un prophète ni un gourou – il y en a déjà tant ! Je suis déjà content d’avoir réussi à rendre plus conscient un problème qui n’était pas des moindres et qui était sous nos yeux : le déclin continu de la sexualité. Mais, nous n’y prêtions pas attention parce qu’il ne s’agit ni d’un produit ni d’un bien. C’était simplement représenté par des chiffres et des nombres, de manière globale et exhaustive, un peu comme un service public complet qui aurait été négligé et abandonné par le public.
La prise de conscience n’est-elle pas, après tout, la véritable tâche d’un analyste ?
Propos recueillis par Claire Droin – Décembre 2024
Luigi Zoja
Psychanalyste jungien, sociologue, il vit et travaille à Milan; il a notamment été président de l’Association internationale de psychologie analytique (IAAP). Dans ses nombreux ouvrages, il analyse les travers collectifs des sociétés contemporaines, en les mettant en perspective dans la longue durée culturelle.
En savoir plus
- Ouvrages de Luigi Zoja présentés sur ce site :
- Lire le coup de cœur de Claire Droin Paranoïa ou la folie lucide
- Lire l’entretien de Claire Droin avec Luigi Zoja