C.G. Jung a-t-il inspiré Frank Herbert ? Dune et L’étoile et le fouet, deux œuvres de ce grand auteur de science-fiction, nous donnent des indices. Suivons-les …
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L’œuvre de Herbert est très importante. J’ai choisi ici de me limiter au cycle de Dune et à L’étoile et le fouet.
2021, la sortie du nouveau Dune
La sortie à l’automne 2021 du film Dune, première partie, inspiré de l’œuvre du génial auteur de science-fiction Frank Herbert, a été un événement.
À l’origine, le film devait être réalisé par Alejandro Jodorowsky. Il conçut un projet pharaonique qui capota.
Puis, en 1984, après de nombreuses péripéties, David Lynch sort une version de cette épopée qui suscite de telles querelles que, plus tard, il refusera de signer une version « améliorée ». Le film, d’une beauté baroque, plut à certains mais pas aux inconditionnels de Dune et ce fut un retentissant échec commercial.
Une nouvelle version, réalisée par Denis Villeneuve, sortie en 2021, connait un meilleur sort. Les critiques sont élogieuses.
Ce qui m’a interpellée dans les commentaires est la fréquence avec laquelle il est dit que Frank Herbert, dans les romans du cycle de Dune, s’est inspiré de l’inconscient de C.G. Jung. C’est vite dit et mérite réflexion.
Dune et la science-fiction
Dune réunit toutes les qualités que l’on peut demander aux grandes œuvres de Science Fiction. C’est d’abord un très grand roman en dehors de toute catégorisation.
Le terme de science-fiction, on emploie plutôt SF, est parfois galvaudé. On pense souvent à d’invraisemblables histoires relevant d’une fantaisie incohérente. C’est pourquoi, comme le faisait Maurice Renard (dans l’A.B.C. artistique et littéraire) je préfère employer le terme roman d’hypothèse. C’est différent du fantastique ou du merveilleux car, même si l’hypothèse est sidérante, l’auteur doit aller au bout de ses conséquences logiques. On frôle la philosophie …
F. Herbert et la pensée de C.G. Jung
Frank Herbert est né le 8 octobre 1920 à Tacoma dans l’état de Washington. Il commence à publier des nouvelles, sous un pseudonyme demeuré secret, à partir de 1944. Il écrit ensuite, sous son véritable nom, d’autres nouvelles, mais il ne s’agit pas encore de SF.
En 1952, il étudie la psychanalyse jungienne et, après divers autres métiers, il devient analyste pendant deux ans. La même année, il publie sa première nouvelle de SF dans Astounding.
Son premier roman, le Dragon sous la mer, dans lequel se révèle l’influence de son étude de la psychologie des profondeurs, paraît en 1956.
Après une longue maturation, la saga de Dune débute en 1965. Herbert obtient des prix prestigieux. Il décédera en 1986.
Ce qui importe ici c’est de savoir ce que Herbert a retenu de son étude de Jung et de sa brève pratique d’analyste. Son œuvre a-t-elle été influencée par l’inconscient collectif, et même par des formes encore plus souterraines de l’inconscient ? Pour cela, il convient d’abord de regarder ce que Jung pense au sujet des inconscients.
Les inconscients selon C.G. Jung
Jung ne se contente pas d’utiliser le mot inconscient pour désigner ce qui se situe dans le premier sous-sol du conscient. Il creuse beaucoup plus profond et distingue des niveaux selon la force avec laquelle ils peuvent remonter à la surface. Cette émergence passe par les possibilités de représentation archétypale au moi conscient.
Jung conserve l’inconscient freudien mais il y ajoute un inconscient collectif, lui-même composé de plusieurs stratifications. Il pense aussi que le domaine de l’inconscient est illimité et que l’on peut seulement proposer des repères.
L’inconscient collectif jungien
L’inconscient collectif Jungien concerne ce qui n’appartient pas à la mémoire personnelle des sujets. Il s’agit d’une expérience archaïque, phylogénétique qui fait émerger des matériaux collectifs appartenant à l’humanité toute entière. Ce sont les racines vivantes de la psyché humaine.
Pour parler en langage actuel, l’inconscient collectif serait une incommensurable banque de données.
Les contenus les moins profondément enfouis de l’inconscient collectif peuvent parvenir à la conscience. Ils engendrent alors des comportements, des émotions et des affects.
L’unité de l’esprit et de la matière
Jung émet l’hypothèse que plus on descend dans les abysses de l’inconscient, plus il devient collectif et indifférencié. Une lettre de 1957 (Correspondance, tome IV, p.170) montre que cette hypothèse a pris les apparences d’une certitude :
« Nous avons toutes les raisons de supposer qu’il doit n’y avoir qu’un seul univers, dans lequel psyché et matière sont une seule et même chose dans lequel nous pratiquons une discrimination aux fins de la connaissance. «
Nous tombons là dans le domaine de l’absolument inconnaissable, que Jung appelle le Psychoïde, auquel Herbert pensait peut-être quand, quatre ans après Dune, il écrivait L’étoile et le fouet, un livre que je trouve encore plus original que Dune.
Dune et le Messie de Dune
Pour moi, dans le cycle de Dune, les deux parties qui inaugurent cette épopée sont les plus remarquables. Il s’agit de Dune et du Messie de Dune réunis en un seul volume par les éditions Robert Laffont dans une première traduction de 1970.
Je m’inspire de leur résumé du livre pour donner, brièvement, une idée du thème.
L’action se situe dans un avenir lointain où les hommes naviguent entre les étoiles et ont peuplé un milliard de mondes. Parmi ces mondes existe une planète désertique où l’eau est le bien le plus précieux.
La planète produit l’Épice, une drogue miracle, source de longévité et de prescience. Cette épice, sans laquelle la vie des puissants et des navigateurs de l’espace est impossible, est source de terribles conflits.
Évidemment, comme dans toute bonne épopée, il y a des héros. Ici, il s’agit de Paul Atreides, seigneur d’Arrakis, prophète sous le nom de Muad’Dib, Empereur et Messie de Dune.
Dune et les manifestions de l’inconscient collectif
Pour Jung, des événements marquants ont laissé une trace dans l’inconscient collectif de l’humanité. Ils émergent non seulement dans l’esprit mais dans les gènes depuis des temps immémoriaux en s’expriment par l’intermédiaire des archétypes, des mythes et des symboles.
Comment ces découvertes de Jung se retrouvent t’elles dans Dune ? Je propose quelques exemples non limitatifs.
Le Mythe du Héros
Il est très présent dans toute l’œuvre et le personnage du premier livre, que j’appellerai le livre racine, en a toutes les caractéristiques. Il charrie les grands thèmes de l’Antiquité. Paul Atreides est précoce, il possède du charisme et des pouvoirs extraordinaires. Il reçoit des rêves prémonitoires. Il devient aveugle mais conserve une vision venue de l’intérieur. Enfin, il disparaît dans les profondeurs de Dune mais son mythe demeure.
Un ordre occulte
Il s’agit de celui des sœurs du Bene Gesserit. Elles ont le pouvoir d’accéder à ce que Herbert appelle « l’autre mémoire »(p.366/367). Elles sont chargées de la conservation et de la transmission de ce qui ressemble beaucoup à l’inconscient collectif de Jung.
Cette sororité, qui cherche depuis des siècles un accès illimité à la mémoire des ancêtres, possède une grande influence souterraine. Les Bene Gesserit savent aussi manipuler les forces inconscientes en implantant des légendes qui, des siècles plus tard, faciliteront les conquêtes. C’est une véritable manipulation de l’opinion …
Le temps a peu d’importance pour elles, car elles savent que tout s’inscrit dans la mémoire collective.
Les Bene Gesserit possèdent un autre pouvoir qui évoque encore ce que Herbert a pu emprunter à Jung : celui de la Grande Voix qui est si importante dans les rêves.
Le Ver monstrueux
Il représente, à mes yeux, l’animal fabuleux, le dragon.
C’est un ver gigantesque, monstrueux qui est la terreur de ceux qui cherchent l’Épice sur Dune. Il mesure des centaines de mètres, sa gueule peut engloutir d’énormes machines avec les humains qui les utilisent. Ces animaux mythiques sont les gardiens des objets de convoitise de l’homme. C’est le trésor difficile à atteindre de Jung.
La relation à l’Autre et à l’Absolument Autre
Nous ne pouvons parler du différent, de l’inconnu, de l’inadmissible, qu’en le ramenant à du connu.
L’Autre, dans un livre comme Dune, ne nous ressemble pas, il a évolué pendant des millénaires.
La saga de Herbert propose un monde très éloigné du nôtre dans le temps et dans l’espace. On y trouve des mœurs étranges, des apparences extravagantes, un vocabulaire différent.
L’écrivain nous plonge dans un univers d’Autres. Ils ne nous ressemblent plus mais on peut encore faire des comparaisons de différences. On peut même dire que les sentiments de certains protagonistes sont comparables à ceux des héros antiques ou shakespeariens.
Et s’il n’y avait plus aucun repères ?
Dans un roman d’hypothèse l’écrivain peut se demander ce qui se passerait si la cloison avec l’étrange absolu se fissurait ? S’il n’y avait plus aucun repères.
Herbert, certainement inspiré par Jung et son hypothèse d’un monde un (unum mundus), où disparaîtrait la séparation entre matière et psyché et où régnerait un ordre fondamental, a fait le saut dans cet inconnu. Il s’est attaqué au problème de la communication avec l’Absolument Autre dans son livre L’étoile et le fouet.
L’ étoile et le fouet
L’étoile et le fouet paraît en anglais en 1969, quatre ans après Dune. Il est traduit en français par les éditions Robert Laffont en 1973.
Herbert devait penser que, après le succès de Dune, il pouvait écrire un roman d’un accès plus difficile et que les lecteurs suivraient. Il dut être déçu car il resta à jamais l’auteur de Dune et l’on connait beaucoup moins L’étoile et le fouet.
L’histoire se situe dans une société où :
« l’administration était devenue une grande roue destructrice dépourvue de pilote qui tournait à une telle vitesse qu’elle semait le chaos dans tout ce qu’elle touchait. »(p.21).
Un Bureau du Sabotage a été créé pour lutter, tout à fait officiellement, contre cette administration mortifère. Le « héros » de l’histoire est lui même membre de ce bureau.
L’importance de certains thèmes
Il est impossible de raconter L’étoile et le fouet et je retiens ici les thèmes qui reflètent l’influence que Jung a pu avoir sur Herbert.
Le plus important est le thème de la difficulté de communication avec un être qui se révèlera tout à la fin être une étoile, elle-même issue de la Totalité de l’univers. On est au-delà des concepts humains, dans l’altérité absolue.
Le héros qui est censé établir un contact essentiel pour la survie de l’humanité, se retrouve dans le domaine des « sensations limites » et de la recherche de la « conjonction universelle ».
L’être Absolument Autre occupe, selon Herbert, un espace situé entre le physique et le mental.
Dans cet univers de l’altérité, deux choses demeurent et c’est ce qui fait qu’il peut y avoir un livre et une histoire : l’Amour qui transcende tout et l’émotion car, selon Herbert, « la pure émotion fait marcher l’univers ».
Les thèmes jungiens qui se retrouvent chez Frank Herbert
L’inconscient historique
Il me semble que Dune, dans la majorité de son récit, se situe à un des premiers niveaux de l’inconscient collectif : l’inconscient historique.
L’inconscient historique reste, en ce que l’on pourrait appeler sa partie haute, dans le domaine des résidus archaïques de Freud repris par Jung.
Il comprend les stades historiques qui ont précédé la conscience contemporaine, les vestiges de l’esprit de l’antiquité, la science, les religions, le folklore, la mythologie, la psychologie primitive.
L’histoire naturelle de l’être humain
Les connaissances « historiques » présentes dans l’inconscient collectif, sont génératrices de symboles. Mais là où Jung va déjà plus loin que Freud c’est qu’il inclut aussi toute l’histoire « naturelle » de l’être humain, c’est à dire la phylogenèse de son accession à la conscience. C’est le fil de cette évolution que les Bene Gesserit veulent remonter.
La symbolique de Dune reste compréhensible
Les héros de Dune sont étranges mais on peut encore, à leur sujet, faire des comparaisons avec les grands héros, de l’Antiquité à Shakespeare. On est dans le domaine du nouveau, du très étrange mais la symbolique reste compréhensible.
Les appendices de Dune et du Messie de Dune proposent des rapports sur l’écologie de Dune, la religion de Dune et les buts et motivations du Bene Gesserit. Le tout décrit un monde très différent, situé dans un avenir lointain mais qui demeure cohérent. On est dans l’univers de l’Autre, mais pas de l’absolument Autre.
Frank Herbert a assimilé les concepts limites de Jung
L’étoile et le fouet montre que l’étude de Jung par Herbert n’a pas été superficielle et qu’il a assimilé ses concepts les plus osés. Il se demande si on peut communiquer avec un « radicalement autre » appartenant à un univers où on ne peut plus comparer quoi que ce soit à nos sens et nos concepts habituels.
Dans le monde inventé par Herbert, s’est effectué la grande conjonction à laquelle Jung pensait quand il écrivait page 540 dans Les racines de la conscience :
« comme psyché et matière sont contenues dans un seul et même monde, qu’elles sont en outre en continuel contact l’une avec l’autre et qu’en fin de compte elles reposent toutes deux sur des facteurs transcendantaux non représentables il n’est pas seulement possible, mais dans une certaine mesure, vraisemblable, que matière et psyché soient deux aspects différents d’une seule et même chose ».
Une œuvre qui fait écho
Le conscient et l’inconscient de Frank Herbert ont certainement été stimulés par l’étude de C.G. Jung. Il y a trouvé des matériaux que l’on retrouve dans ses livres.
Le fait que cette œuvre ait eu un immense succès, dépassant les limites de simples romans, montre qu’elle s’inscrit dans les grands mythes qui émergent de l’inconscient collectif.
Ariane Callot, novembre 2021
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