Le chaos des origines, le divin dans la matière, Paracelse et l’incréé, le trésor difficile à atteindre et la nécessité de la concentration sur le centre.
La matière informe
Dans la série de rêves proposés par Jung dans Psychologie et alchimie, le rêve 18 de la seconde série est très représentatif du côté à la fois animal et chaotique du matériau des origines.
Rêve no 18 : l'afficher
Il y est fait allusion à des transformations, montré une masse animale encore informe, et crie : ce sont les tentatives du devenir. Ce thème est repris au rêve 31 où un verre rempli d’une masse gélatineuse est posé sur la table. Selon Jung :
“La masse vivante informe” rappelle directement les représentations du “chaos alchimique”, la massa ou materia informis ou confusa qui contient les germes de vie divins depuis la création.“ (p.192)
Le verre correspond à l’appareil utilisé pour la distillation. L’unum vas (le vase unique) et son contenu représenteraient alors « le corps vivant et doué d’esprit du lapis ». Le Lapis est à la fois une pierre et beaucoup plus qu’une pierre.
Du chaos primordial, on ne peut rien dire d’univoque
Il offre des concordances avec le Plérôme des Sept Sermons aux Morts, “modalité indifférenciée, informe d’avant la création”, qui a toutes les qualités parce qu’il n’a pas de qualités.
Ce chaos alchimique procède, à la fois, des nombreux mythes cosmogoniques qui y originent la création du monde, de l’alchimie grecque, des gnostiques, et des chrétiens dissidents comme maître Eckhart et Jacob Boehme.
C’était aussi un des nombreux noms de la prima materia, que les alchimistes s’efforçaient de transformer. Le problème est qu’il s’agissait d’une “substance inconnue”, “mystérieuse” sur laquelle quantité d’indications mythologiques, chimiques ou philosophiques étaient fournies. Il régnait une grande confusion au sujet de cette matière de l’Oeuvre.
Dom Pernety écrit :
“Les philosophes ont donné par similitude le nom de chaos à la matière de l’œuvre en putréfaction, parce qu’alors les éléments ou principes de la pierre y sont tellement en confusion, que l’on ne saurait les distinguer” (Dictionnaire Mytho-hermétique, p. 74.)
Paracelse et la notion d’incréé
Selon les textes les plus sérieux dont nous parle Jung, la prima materia est radix ipsius (racine d’elle-même) et principium (commencement) ce qui conduit à la conception de Paracelse selon laquelle elle est un increatum (incréé).
Cette idée d’incréé mérite qu’on s’y arrête car elle fait à la fois référence à une prima materia pérenne et autonome comparable à une grande déesse mère et à une notion de structure. Paracelse nous dit d’abord :
« Ce mysterium magnum (grand mystère) a été une mère pour tous les éléments et en eux, de même une grand-mère pour toutes les étoiles, pour tous les arbres et pour les créatures de chair ; car toutes les créatures sensibles et insensibles et toutes les autres formes de vie sont nées du mysterium magnum, comme des enfants naissent d’une mère, et il est un mysterium magnum, une mère unique de toutes les choses mortelles, et elles ont leur origine en elle … »
A cette description d’une divinité, dont on peut se demander comment elle s’accordait avec la foi chrétienne de Paracelse, il est ajouté quelques lignes plus loin :
“Car le mystère (arcanum) le plus élevé et le trésor le plus grand du créateur a créé toutes choses dans l’increatum (incréé) non en forme, non en essence, non en qualité, mais il y a eu dans l’incréé, comme dans une image dans le bois, bien qu’on ne puisse pas la voir avant que l’autre partie du bois n’ait été détachée ; c’est ainsi qu’on reconnaît cette image. Le mysterium increatum aussi ne doit pas être compris autrement : par sa séparation, le charnel et l’insensible ont pris chacun la forme et la structure qui sont la leur”. 1
La divinité dans la matière
En suivant ces conceptions de Paracelse, auxquelles il faut ajouter qu’il pense que, dès le commencement, Dieu a allumé dans notre cœur une lumière identique à la lumière de la Nature, on parvient à l’idée d’une totalité Nature-Dieu-matière-psyché.
Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que les alchimistes en soient progressivement venus, comme l’écrit Jung, à :
“projeter jusqu’à l’idée de la valeur suprême, la divinité, dans la matière”.(PEA,p.415)
Ils pensaient qu’une certaine partie de la divinité, l’anima mundi, l’âme du monde, émanation féminine de la nature divine, était immergée dans cette matière.
Cette vision des alchimistes, comme le pense Jung, s’éloignait fort de la conception chrétienne dogmatique :
“L’homme est aussi bien celui qui doit être racheté que le rédempteur. La première formule est chrétienne, la seconde alchimique.” … Pour l’alchimiste, ce n’est pas l’homme qui a, en premier lieu, besoin de rédemption, mais la divinité qui est perdue dans la matière. Ce n’est qu’en second lieu qu’il espère que la substance transformée lui sera profitable, sous la forme de la la medicina catholica (remède universel), à lui comme aux corpora imperfecta (corps imparfaits), comme par exemple les métaux vils, “malades”, etc. Il ne vise donc pas à sa propre rédemption par la grâce de Dieu, mais à la libération de Dieu de l’obscurité de la matière.“ (PEA, p.390 et 401).
Il n’est pas étonnant non plus que, depuis les origines de l’alchimie, les artistes, comme aimaient être nommés les alchimistes philosophes, aient insisté sur le côté sacré et divin de leur art et que tous leurs travaux se soient effectués dans une ambiance numineuse.
Le trésor difficile à atteindre
Le rêve 13, qui évoque un trésor difficile à atteindre, aurait pu être celui d’un alchimiste du Moyen-Age.
Rêve no 13 : l'afficher
Osons la comparaison : Il est dit, dans ce rêve, qu’un trésor gît dans la mer.
Transposé en psychologie jungienne, ce trésor est le Soi. La patiente recherche du trésor représente le lent cheminement du processus d’individuation.
Le philosophe alchimiste aurait pensé qu’il avait rêvé du lapis enfoui au sein de la prima matéria et loué Dieu de lui avoir envoyé un si grand rêve. Il aurait aussi pensé que ce trésor précieux, caché au sein du Chaos de la prima materia, était l’œuvre de la très sage et très puissante Nature. Il devait s’appliquer assidûment, jusqu’à ce que son Art, aidé par l’esprit céleste et rayonnant, transforme cette œuvre naturelle en une Œuvre élaborée.
C’est dangereux mais, en bas, on trouvera un compagnon. Dans les deux cas il est fait allusion à un danger.
Pour le Rêveur, il s’agit du risque psychotique que représente la descente dans les profondeurs de l’inconscient.
Pour l’Artiste, du danger de l’ Œuvre effectuée par celui qui n’est pas d’une santé et d’une foi suffisantes.
Le compagnon magique
Le thème du compagnon magique est très ancien. Nous supposerons que le compagnon est, quand il s’agit du Rêveur, quelqu’un qui le guide dans son cheminement. Notre alchimiste aurait peut-être pensé au Christ ou à la Soror travaillant à ses côtés dans son laboratoire.
Au moment où le Rêveur se décide à descendre dans les profondeurs, il découvre un beau jardin disposé symétriquement avec une fontaine au milieu. Nous sommes ici en pleine symbolique alchimique, et, chose encore plus troublante, au rêve 80, la Rêveuse fera un songe contenant les mêmes éléments : jardin, fontaine et aussi une mise en garde contre le danger.
Rêve no 80 : l'afficherCe jardin, le temenos, l’enclos protecteur du Rêveur aurait été pour l’alchimiste, une claire allusion à la roseraie des philosophes. La fontaine, présente sur de nombreuses illustrations, est aussi le lieu d’où jaillit l’eau de Vie.
Nous reprenons ces thèmes au moment de nos commentaires sur la série de la Rêveuse mais il y a dans ce songe une allusion au centre qui nous conduit à une phase importante de la série du Rêveur. Il s’agit de la nécessité de la concentration sur le centre en relation avec la meditatio des alchimistes.
La concentration sur le centre
L’idée de la concentration sur le centre est une des trames de la série. Jung y voit un parallèle évident avec le fait que, dans l’art alchimique, on
“insiste sans cesse sur la nécessité de se concentrer et de méditer sur l’œuvre”. (PEA,p.193)
Dans l’esprit de Jung, le fait de méditer, c’est-à-dire selon la définition de la meditatio du Lexicon alchemiae de Ruland qu’il transcrit équivaut à tenir avec quelqu’un d’autre :
“qui, cependant est invisible, un colloque intérieur que ce soit, par exemple, avec Dieu, quand on l’invoque lui-même, ou que ce soit avec soi-même ou avec son bon ange gardien”.
Ce n’est pas une simple réflexion mais une conversation intérieure avec l’Autre qui parle en nous, un Autre comparable à la voix de l’inconscient.
Pour que la métamorphose de la masse informe du songe 18 ait lieu, il est indispensable de procéder à une circumambulatio, consistant en une concentration exclusive sur le centre, au cours de laquelle on ne craint pas d’être mordu par les animaux, c’est à dire les impulsions animales de l’inconscient. À un moment du rêve 18 il est dit :
« On tourne de nouveau autour du carré et, à chacun des quatre angles, on doit se laisser mordre au mollet par ces animaux. Si on s’enfuit tout est perdu. »
La mise en garde contre la fuite est, elle aussi, en concordance avec les directives des textes hermétiques. Cependant, pour les alchimistes, ce n’est pas l’opérateur qui a tendance à s’enfuir, comme le fait le Rêveur, au moment du contact entre les contraires que renferment le conscient et l’inconscient. C’est la substance transformante qui risque de s’échapper :
“Le Mercurius est fuyant ; on l’appelle servus ou cervus fugitivus (serf ou cerf fugitif). Le vase doit être soigneusement fermé de sorte que ce qu’il contient ne puisse s’échapper”.
Le juste milieu entre le conscient et l’inconscient
Comme support de la meditatio, du dialogue intérieur, le Rêveur, animé par un esprit scientifique, utilise un outil pratique : le dessin. Sa démarche a pour finalité une harmonie, fondée sur une symétrie, dont le point de départ est la détermination de la place exacte du centre.
Dans les rêves de construction du mandala final (rêves 42 et 47), l’ancien compagnon des débuts est toujours présent. Il prend l’apparence du vieux maître, puis du vieux sage. Ils lui viennent en aide pour la détermination du centre et le travail à effectuer.
Voir les rêves de la série du rêveur
Une première allusion au centre apparaît avec la tache éclairée en rouge sur le sol. Jung propose un rapprochement avec la rubedo , l’œuvre au rouge, qui symbolise le stade précédant immédiatement la fin de travail alchimique.
Il est, ensuite, montré au Rêveur le lieu terrestre du juste milieu entre le conscient et l’inconscient. C’est là qu’il doit se tenir pour réaliser le projet du Soi, c’est-à- dire son processus d’individuation.
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Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.
Note :
- Ces deux passages, cités par Jung in Psychologie et alchimie, p. 412 et 413, sont extraits du volume XIII de l’édition Sudhoff, p. 390. ↩