C.G. Jung traduit en termes psychologiques les trois phases déterminées par l’alchimiste Gérard Dorn pour aller vers une unité de l’homme et du monde qui a des points communs avec le processus d’individuation.
Origine du travail de Jung dans Mysterium conjonctionis
Jung, au cours de son étude de la symbolique alchimique, dans son livre Mysterium conjunctionis, va pousser encore très loin le parallèle avec ses propres idées et les textes des alchimistes du Moyen Âge. Son tome 2 est en grande partie consacré aux écrits d’un alchimiste de la fin du XVI°siècle, Gérard Dorn.
Barbara Hannah, au chapitre XVI de son ouvrage Jung, sa vie son oeuvre, a fait un commentaire de ce travail de Jung, difficile à lire pour le non passionné.
Le texte de Barbara Hannah est très éclairant car elle montre que, parmi le foisonnement de textes alchimiques et de digressions de l’ouvrage de Jung, on peut isoler les trois degrés du processus que l’on peut trouver dans les traités, écrits en latin, de cet alchimiste-philosophe.
Le premier degré de la métamorphose psychique vers l’individuation
Jung veut prouver, dans la partie VI du Mysterium conjunctionis, intitulée LA CONJONCTION, que les trois degrés décrits par Dorn correspondent à la métamorphose psychique intervenant au cours du processus d’individuation.
Le premier degré est l’unio mentalis, que Jung traduit par l’unification intérieure mais, quand il parle des textes des alchimistes, il a tendance à préférer les mots latins des originaux.
Ce degré, correspondant à la prise de conscience de l’ombre, en analyse, fait surtout appel au spiritus veritatis, à l’esprit de vérité de l’alchimiste. Nous dirions, de nos jours, que c’est une démarche d’ordre intellectuel. Mais les présupposés étaient très différents, en un temps où régnait encore l’idée des correspondances. Comme l’écrit Jung :
« Il n’y avait à cette époque aucune difficulté spéculative à admettre une veritas qui fut la même en Dieu, dans l’homme et dans la matière. » (Mysterium conjunctionis, T. II, p. 263.)
Le stade de l’unio mentalis consistait en une suite d’opérations de séparations et d’épurations.
Les multiples distillations de la pratique des alchimistes avaient pour but, comme nous l’avons évoqué précédemment, d’extraire, ils disaient délivrer, l’esprit de la matière.
Il s’agit, traduit en termes psychologiques, de la connaissance de soi et d’une mise à distance, après identification, des projections utilisées par l’individu pour construire sa réalité et l’image qu’il veut donner de son caractère. Avec de plus en plus de distillations et d’épurations, le résultat espéré est une remontée à la lumière des noirceurs refoulées, parce qu’indésirables.
Ce que les alchimistes traitaient naïvement dans leurs athanors, excepté certains adeptes qui avaient certainement conscience de chercher un bien plus précieux que l’or, c’était, dans leur langage, la nigredo. Ils voulaient séparer l’esprit de la matière et, pour cela, ils étaient prêts à infliger à cette matière des supplices.
Il existe une concordance entre ces supplices et le moment où intervient la prise de conscience, douloureuse et dangereuse, d’un fond obscur.
Cette révélation survient, le plus souvent, après des rêves angoissants ou des phantasmes libérés. Ce sont les irruptions d’un inconscient ramenant à la surface de l’individu l’autre moitié qu’il voulait ignorer. Ces matériaux, que l’on pourrait dire extraits de la totalité, doivent ensuite être contemplés et médités en une phase semblable à celle de la meditatio des alchimistes. Le but est d’en avoir une conscience le plus claire possible.
Le lien entre l’unification intérieure et la matière
La deuxième étape du processus, fréquemment représentée symboliquement par le mariage chymique, a le sens d’une réunification entre l’unio mentalis et la matière.
Sans cette réunification, il n’existe pas de possibilité d’envisager le but lointain, le trésor inaccessible, que serait la conjonction parfaite avec l’unus mundus, ce monde un, unité de l’homme et unité du monde que Dorn souhaitait de toutes ses forces.
En langage psychologique jungien, cela signifie que la connaissance acquise doit devenir effective.
Connaître son ombre n’a aucune influence sur le processus d’individuation, si cette connaissance n’est pas suivie d’une action et d’une évolution. Le deuxième degré de la conjonction, écrit Jung :
Consiste en la réalisation de l’homme qui est parvenu à distinguer de façon approximative sa totalité paradoxale. « … La réalisation d’une totalité devenue consciente constitue un problème apparemment insurmontable et place la psychologie moderne en face de questions auxquelles elle ne s’aventure à répondre qu’avec hésitations et incertitude. » (id. p.270)
Le côté insoluble du problème était estompé, pour le chercheur médiéval, par le fait qu’il ne se déroulait pas uniquement dans le domaine moral et psychologique, mais qu’il était hypostasié dans une certaine qualité du corps vivant.
Pour les alchimistes du Moyen Âge, à un symbolisme illimité, s’ajoutait, en effet, la foi quand aux propriétés magiques de la substance mystérieuse. Grâce à cette croyance, l’alchimiste, même si aucun ne prétend avoir seulement accompli parfaitement le second degré, travaillait dans son laboratoire avec une ardeur religieuse à produire le ciel intérieur sous la forme d’un liquide bleu ciel nommé nostrum caelum, notre ciel.
L’ultime degré de la conjonction ne peut être que pressenti.
Le ciel intérieur symbolisait, selon Jung, en particulier quand il commente Dorn, un mandala représentant le Soi. Il écrit :
« Dorn formule par là son intuition d’un centre mystérieux préexistant en l’homme, qui représente en même temps un cosmos, une totalité et, ce faisant, il a conscience de figurer le Soi dans la matière. Il complète l’image de la totalité en mélangeant du miel, des herbes magiques et du sang humain, c’est-à-dire ce qu’ils signifient, tout comme le fait le moderne qui associe de nombreux attributs symboliques au cercle qu’il dessine. »(id. p.335)
Dorn tentait de parachever l’unification intérieure par la réalisation du second degré de la conjunctio. Comme les autres alchimistes, il dut constater que le résultat obtenu était instable.
Après des années de travail dans son laboratoire, l’adepte pouvait parvenir, porté par l’archétype numineux qui s’était emparé de lui, que ce soit sous la forme de la foi ou d’une croyance magique, à une une approximative réalisation du second degré. Il voyait, hélas, sans cesse ses résultats remis en question par des interventions divines ou démoniaques ou de simples maladresses techniques. Tout était alors à recommencer. Jung pense que cela aussi est en parfait accord avec l’expérience psychologique :
« Quiconque voudra explorer aujourd’hui une voie psychique analogue pour éprouver son assurance au contact de la réalité fera des expériences semblables. Plus d’une fois ce qu’il aura bâti volera en éclats sous le choc du monde extérieur, et il devra sans se laisser abattre recommencer sans cesse à examiner les failles qui subsistent dans son attitude, et les tâches obscures qui se manifestent encore dans son champ visuel. De même qu’on n’a jamais produit de pierre philosophale dotée de propriétés merveilleuses, on n’atteindra jamais empiriquement une totalité psychique, car la conscience est beaucoup trop unilatérale pour pouvoir faire l’inventaire complet de l’inconscient. » (id. p.337)
Dorn, comme les autres alchimistes, œuvra sans relâche à la réussite du second degré de la conjunctio. Il se différenciait, cependant, de nombreux autres pratiquants de l’art spagyrique. A sa manière, il était un philosophe et son raisonnement dépassait de loin les recettes de ses confrères. La maîtrise de l’union des contraires, la réalisation de l’homme intégral, ne lui semblaient indispensables que comme passage obligé vers un troisième et suprême degré, qui ne pouvait être que pressenti, mais sur lequel il osa spéculer. Le fait que cette ambition en fasse une exception, explique probablement que Jung lui ait consacré tant de pages.
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Publié initialement dans le cadre d’une thèse cette page a été adaptée par Ariaga (Ariane Callot), son auteure.
Les ouvrages cités sont référencés à la page bibliographie.