Le Yi Jing est pour beaucoup de jungiens un compagnon de route. Pierre Faure revisite le livre millénaire chinois et nous offre une nouvelle traduction. Il s’appuie sur de multiples sources et sa longue pratique du « Classique des Mutations ».
Les Belles Lettres / La Compagnie du Livre Rouge
13 x 20,2 x 4,2 cm – 702 pages
EFJ : Pierre Faure, votre nom est associé au Yi Jing et à C.G. Jung. En quelques mots quel a été votre parcours ?
Pierre Faure : Tout sauf une ligne droite… Il s’est alimenté d’explorations très diverses : après des études de lettres et de musicologie, j’ai beaucoup voyagé, notamment en Asie, enseigné la musique, pratiqué le Tai-chi, le Qi Gong, appris le chinois classique…
Je me suis ensuite plongé dans les travaux de Jung, en suivant assidûment les séminaires de feu Michel Cazenave, à qui je dois une bonne part de ma compréhension de cette approche.
J’ai également suivi le travail de Stanislav Grof, fondateur de la psychologie transpersonnelle, puis me suis moi-même formé à la psychopathologie et à la relation d’aide.
Et derrière tout cela, un même fil conducteur : le Yi Jing, que j’ai découvert en 1973 dès la parution du livre de Richard Wilhelm dans la traduction d’Etienne Perrot. Ce fut une vraie découverte ! pas seulement pour moi, mais pour toute une génération de baby boomers qui avait besoin d’air et d’ailleurs.
Au milieu des années 1980, j’ai rejoint un groupe de passionnés et de sinologues qui travaillaient directement sur le texte chinois et participaient à la revue Hexagrammes. Les vraies recherches ont alors commencé.
Pouvez-vous présenter ce livre en quelques lignes ?
Il s’agit d’une présentation et d’une nouvelle traduction commentée des Mutations, qui représente la synthèse de tous mes travaux précédents et d’une pratique qui a donc débuté il y a bientôt cinquante ans…
Après avoir co-écrit la version publiée en 2002 par Albin-Michel, puis complété ce travail dans Le Yi Jing par lui-même, il était temps pour moi de proposer une version plus aboutie de cette ancestrale grammaire du Yin –Yang, dans une traduction fiable, cela va sans dire, et un style accessible, ce qui n’est pas si simple.
L’ouvrage reprend l’essentiel des notions développées dans mes enseignements pendant une vingtaine d’années. Il s’appuie par ailleurs sur une longue pratique de la consultation, dans lequel le Yi Jing ne cesse de montrer son efficacité. Mon objectif était que tout un chacun, et pas seulement les spécialistes, puissent aborder les Mutations sans complications inutiles, en mesurer la pertinence, la richesse, la subtilité.
J’ai donc organisé les chapitres de façon didactique, afin que l’on puisse se promener à son aise dans les divers paysages décrits par les hexagrammes, s’arrêter, approfondir telle image, aller voir ailleurs, reprendre, etc.
Les « aficionados » y trouveront également des éléments pratiques, des références historiques et des analyses qui leur permettront de creuser le sujet.
« Le Classique des Mutations », le livre des changements ?
La notion de transformation permanente de toute chose est à la base de la pensée chinoise. Le vivant est souffle créateur, mouvement constant, alternance continue d’aspects Yin et Yang par où se conjuguent et se combattent tour à tour le sombre et le clair, le latent et le manifeste, le dynamique et le tranquille.
C’est notre rôle d’humain que d’apprendre à équilibrer ces deux souffles, de façon à se repérer dans les changements et à les accompagner au mieux : c’est ce qu’enseigne le Yi Jing.
Le Classique s’est constitué petit à petit. Il a simplement débuté par l’observation des éléments naturels, visibles et invisibles, et les spéculations des devins de l’antiquité chinoise.
Si la partie la plus ancienne du livre, le texte des hexagrammes, date du 1er millénaire av. J.C., ce n’est qu’au début des Han, au IIème siècle av. J.C., qu’il a été canonisé en tant que Classique, comme d’autres grands textes de l’antiquité.
On a en alors élargi le propos par l’ajout de commentaires qui, comme l’a bien dit Anne Cheng, ont « élevé le Yi du rang de simple manuel de divination à celui de traité cosmologique« . Il sera ensuite commenté par nombre d’auteurs au cours des deux millénaires suivants, avant d’être transmis à l’Occident au XIXème siècle.
Votre regard d’occidental est précieux, vous le revendiquez ?
Absolument. Il y a une histoire du Yi Jing en Occident, avec des approches nouvelles de cet antique matériau. Comme je l’ai expliqué dans mon introduction, il ne s’agit plus aujourd’hui, comme dans l’ancienne Chine, de se référer à un ordre suprême où tout serait déjà édicté – ordre garanti par l’empereur, « Fils du Ciel » – mais de se donner les moyens de penser sa réalité et de s’inventer soi-même.
Je considère les hexagrammes comme des repères psycho-énergétiques qui aident à s’orienter au cours de ce processus. C’est pour cette raison que j’ai cité beaucoup d’auteurs contemporains, artistes, chercheurs, poètes, susceptibles d’enrichir la compréhension des textes. Tisser ces liens entre Orient et Occident, à trois millénaires d’écart, a été une recherche passionnante.
Vous n’hésitez pas à citer Jung dans vos commentaires. Ses propos rejoignent-ils la sagesse millénaire du Yi Jing ?
Si Jung a pratiqué le Yi Jing et l’a fait connaître, c’est qu’il y trouvait de fortes résonances avec ses propres recherches. Au cours de notre brève existence, nous avons une tâche à remplir qui consiste à résoudre, disait-il, notre « équation personnelle ».
Du côté chinois, on a très tôt considéré que l’être humain a un « mandat » à mettre en œuvre, qui consiste à réaliser sa nature propre. Les termes sont différents mais on voit bien qu’il y a là un souci commun. Jung a bien sûr relevé des ressemblances entre les éléments du parcours individuel tel qu’il le concevait et les chemins décrits dans les hexagrammes.
C’est également à partir du Yi Jing qu’il a forgé le concept de synchronicité.
Vous dites que « ce n’est pas le Yi Jing que le questionneur interroge, c’est lui-même » ?
Le Yi Jing ne donne pas de réponses toutes faites, il fournit des descriptions. C’est au questionneur de les étudier puis, dans un second temps, de se les approprier en trouvant des liens que lui seul peut faire entre les éléments de son tirage et la situation ou la problématique considérée.
Une phrase du Grand Commentaire, une des « Ailes » les plus importante du livre, est très claire à ce sujet :
« Le Yi ne pense pas et n’agit pas. Il est silencieux et ne bouge pas, mais quand il est stimulé, il pénètre totalement les raisons de ce qui est sous le ciel. C’est pourquoi l’homme de bien sur le point d’entreprendre une action ou de se mettre en mouvement interroge en utilisant la parole. Le Yi reçoit son ordre et en renvoie l’écho. »
Cet écho résonne dans le for intérieur, amplifiant de beaucoup le son de départ, on peut dès lors entendre des réponses qui viennent du fond de soi-même : la perception change…
De nombreux jungiens sont viscéralement attachés à la version du Yi King de Richard Wilhelm. Vous dites que « le duo Wilhelm-Jung a été le point de départ d’une diffusion universelle ». Quel regard portez-vous sur ce livre ?
Il n’y a pas de doute sur l’importance qu’a eu le travail de Wilhelm – c’est pourquoi je lui ai consacré la dernière partie de mon résumé historique intitulé Les quatre temps du Yi Jing.
Wilhelm avait demandé à Jung de faire connaître les Mutations, promesse tenue vingt ans après la disparition de l’auteur en 1930, et c’est effectivement grâce aux différentes traductions parrainées et préfacées par Jung que nos générations ont découvert le Yi Jing.
Mais il n’est plus possible de s’en tenir à cette version aujourd’hui, et il est grand temps que les jungiens le comprennent. Maint sinologue la considère, je cite, comme « philosophiquement indéfendable et philologiquement dépassée ». Transpositions diverses des termes chinois, arrière-plan colonialiste et parfois misogyne, collusion entre moralismes chrétien et confucéen en une sorte de mélange intemporel, sans distanciation historique, approche néo-platonicienne fort éloignée de la pensée chinoise ancienne…
Cette traduction date de 1924, bientôt un siècle donc, elle est très marquée par son époque. Nous devons certes être très reconnaissants envers Wilhelm et Jung d’avoir su présenter le Classique au monde occidental, mais il serait absurde de considérer ce travail comme définitif.
Dans quel état d’esprit doit-on se trouver pour interroger l’oracle ?
Il est dit dans le Grand Commentaire que ceux qui ont créé les Mutations eurent à endurer beaucoup de malheurs – ce dont je ne doute pas, vu le contexte guerrier de la féodalité chinoise.
Ce texte a été mis au point pendant des siècles par des devins et des sages qui y ont mis toutes leurs connaissances et toute leur expérience humaine, il faut donc l’approcher avec humilité et respect. C’est ce à quoi aide l’esprit rituel, que l’on retrouve notamment lors du comptage des tiges d’achillée.
Personnellement, lorsque ce sont les pièces qui sont utilisées, je demande toujours à ceux que j’accompagne de prendre un moment pour respirer, se poser, se centrer. Ce temps de calme et d’intériorisation est déjà un pas vers une transformation du regard : quelque chose va être dit, qui n’est pas du domaine de l’agitation mentale, il faut donc être prêt à l’entendre.
Ce livre en occident a connu un fort engouement à partir des années 1960. S’adresse-t-il aux jeunes d’aujourd’hui ?
Je ne doute pas que le Livre des Mutations puisse énormément apporter aux jeunes générations, car il fournit des repères fiables sans moralisme, sans idéologie, sans contrainte, ce qui est particulièrement utile quand on se lance dans le monde.
Il décrit les étapes par lesquelles tout être humain doit en passer au cours de son existence, en amenant peu à peu à en comprendre l’énergétique et les fondements.
Derrière les éclairages au premier degré sur les dispositifs dans lesquels nous sommes pris – comment se comporter dans telle situation, relationnelle, professionnelle ou autre – se profile un autre enseignement, plus fin, plus lent, qui concerne le sens de nos existences et le fonctionnement du vivant.
Quand on est jeune, on n’aime pas faire des concessions, on est à l’écoute de ces choses-là, on est à la recherche du vrai. Et le Yi Jing ne ment pas.
Cet entretien a été réalisé au mois d’avril 2022. Nous remercions Pierre Faure d’avoir accepté cet échange. Les éditeurs, Bertrand Eveno (La Compagnie du Livre Rouge co-éditeur du Livre rouge) et Les Belles Lettres ont bien perçu l’importance d’un tel ouvrage.
Pierre Faure
Pierre Faure est né en 1950 à Lyon. Il est diplômé en lettres et en musicologie. Il étudie et pratique le Yi Jing depuis 1973.
Il a suivi les enseignements du philosophe Mounir Hafez, ainsi que ceux du sinologue Claude Larre. Il a été formé au chinois classique à l’Institut Ricci par Elisabeth Rochat de la Vallée, et au Qi Gong en France et en Chine par Zhang Wenchun et Wei Qifeng (élèves du Docteur Pang He Ming).
Il est également certifié en Respiration Holotropique à l’Irett (Institut de Recherche et d’Etude en Thérapie Transpersonnelle).
Formateur et conférencier, Pierre Faure a donné à Paris de 1998 à 2020 un enseignement complet sur le texte, la symbolique et l’utilisation du Yi Jing – les enregistrements de ces formations se trouvent sur le site www.cercle-yijing.net.
Il a animé de nombreux stages et ateliers publics en France, Belgique, Italie. Il reçoit en consultation individuelle à Paris et par Internet. L’axe principal de son travail est le lien entre les apports de la tradition chinoise et les mutations radicales que traverse actuellement l’Occident.