Jung a été fasciné par beaucoup des idées et par la manière de les exprimer de Nietzsche. Il a trouvé chez ce philosophe des concepts et des réponses qui ont nourri son œuvre.
Friedrich Nietzche (1844-1900) – Carl Gustav Jung (1875-1961)
Jung, un adolescent tourmenté
Le jeune Jung (né en 1875) était un adolescent introverti, tourmenté. Perdu dans un océan de doutes et d’interrogations, il cherchait une bouée à laquelle s’accrocher.
La famille ? Un père Pasteur un peu transparent. Une mère inquiétante, des oncles eux aussi pasteurs.
La religion ? Il ressent déjà combien la foi de son père est faible et les arguments de ses oncles sont peu convaincants.
La philosophie ? Très jeune, il commence à chercher des réponses dans des manuels ou chez des auteurs dont il espère recevoir quelques lumières. Il est déçu dans sa quête.
Se faire confiance ? Il se sent mal à l’aise, on pourrait presque dire illégitime. Il a l’impression que sa personne publique cohabite avec une autre personne beaucoup plus âgée. Cette personne là, cet Autre en lui, possède des connaissances auxquelles il ne veut pas trop penser car il les pressent dangereuses pour son équilibre.
Que va devenir cet adolescent compliqué, pas très différent de certains adolescents d’aujourd’hui ? Ce qui va le sauver, le faire passer au-dessus de tous ses problèmes existentiels, le moteur de toute sa vie : l’intense curiosité à laquelle il ne sut jamais résister.
Le Faust de Goethe, un baume miraculeux
La mère de Jung, sans autre explication, lui conseille un jour de lire le Faust de Goethe. Le vieux Jung se souvient de ce moment quand il écrit dans Ma vie :
« Ce fut comme un baume miraculeux qui coula dans mon âme. »
Le collégien est séduit par un auteur qui prend le diable au sérieux et qui invente un personnage capable de lui vendre son âme.
Toute sa vie Jung restera fidèle à Goethe qu’il considérera comme une sorte de prophète. Il fera de fréquentes allusions au Faust, considérant que la seconde partie est une grande œuvre alchimique. Le Faust est donc la première grande rencontre du jeune Jung avant celle, beaucoup plus compliquée, de Nietzsche.
Les racontars sur Nietzsche
Au début de ses années universitaires, Nietzsche a fait le choix de privilégier sa personne publique et de mettre le couvercle sur les tourments de son adolescence. Cependant, il est toujours conscient de sa fragilité psychique et de la présence en lui de cet Autre inquiétant, maintenant relégué à l’arrière-plan.
Nietzsche, qui avait terminé le Zarathoustra alors que Jung avait dix ans, était peu apprécié dans le milieu universitaire. On colportait beaucoup de rumeurs peu sympathiques et d’anecdotes à son sujet et on parlait plus du personnage que de ses idées. Même au sujet de sa philosophie, il était très critiqué par les soi-disant compétents qui souvent ne l’avaient même pas lu.
Quand il était adolescent, un philosophe aussi rejeté par ses semblables aurait pu fasciner Jung mais le jeune homme a décidé d’éviter tout ce qui pourrait le perturber et il hésite à entamer la lecture de ce sulfureux auteur.
Cependant, l’intense curiosité est la plus forte et balaye ses craintes.
Le choc de la lecture du Zarathoustra
Il lit d’abord les Considérations inactuelles qui l’enthousiasment. Peut-être rassuré, il se décide alors à plonger dans le Zarathoustra.
Cette lecture provoque chez lui un véritable choc. Il écrira à l’apogée de sa vie que ce fut l’une des plus fortes impressions qu’il reçut. Plus, le Zarathoustra lui semble avoir des ressemblances avec cet Autre en lui qu’il a tellement refoulé.
Chez Jung, même dans sa jeunesse, après les moments intenses, venaient toujours la réflexion et la recherche du sens. L’interrogation et une réflexion sur lui même sont inévitables.
Il se persuade du côté morbide du personnage de Zarathoustra et du fait que Nietzsche est devenu un possédé, un homme que la société rejette. Il a trop peur que quelque chose en lui ressemble à cet homme dangereux et à sa trop fascinante créature.
Chez cet étudiant qui veut réussir sa vie extérieure, l’empirisme l’emporte. Il refuse l’irréalité de Nietzsche et, consciemment, rompt pour longtemps avec le Zarathoustra.
Une telle impression ne peut que laisser des traces, même si elles ne sont pas conscientes. L’émotion occasionnée par Nietzsche, la force de l’empreinte et le refus de se laisser aller à une dangereuse fascination deviennent chez Jung, à partir de cette époque, un fort courant souterrain parfois inavoué, parfois revendiqué.
De quoi Jung a-t-il vraiment peur ?
Les raisons profondes de l’échec de ce premier rendez-vous de l’étudiant Jung avec Nietzsche demandent à être creusées. Quand on voit combien dans son œuvre l’imprégnation nietzschéenne est forte, des raisons sociales ou la simple crainte d’être perturbé par une lecture semblent insuffisantes.
Il me semble que c’est surtout de lui même que Jung a peur.
Encore très jeune il porte déjà un regard lucide sur sa propre fragilité psychique. Il est conscient, même si il a fait des efforts pour l’occulter, que la présence en lui de deux personnalités représente une menace de dissociation psychique.
Il ne suffit pas de rejeter des pensées pour les effacer. Ce qui le trouble c’est le sentiment de secrète parenté qu’il éprouve envers ce philosophe si critiqué.
Il exprimera ses véritables craintes, toute à la fin de son existence dans son livre Ma vie. Il était angoissé à l’idée de lui ressembler, d’avoir des aventures intérieures que personne ne comprendrait, d’être une sorte de monstre. En résumé, il ne voulait pas comme Nietzsche, être un déséquilibré.
Rencontres conscientes et inconscientes
Consciemment, Jung avait, dans sa jeunesse, rejeté Nietzsche. Cependant, l’influence, parfois souterraine, du philosophe est essentielle. C’est déjà vrai à l’époque où il disait l’avoir repoussé loin de ses pensées. Dans une lettre datée de l’année de sa mort, il écrit que Nietzsche fut le seul à lui apporter certaines réponses à des questions qu’il ressentait plus qu’il ne les pensait.
L’œuvre tardive de Jung est émaillée de propos flatteurs sur Nietzsche. Dans Problèmes de l’âme moderne il lui attribue la qualité de grand philosophe, le plus original de son temps. Dans une lettre de la fin de sa vie il lui accorde le rôle important d’avoir été son initiateur en psychologie.
Il y a beaucoup de phénomènes de résonance entre les deux auteurs/chercheurs. Par exemple leur intérêt commun pour les rêves, leur vision très particulière de la maladie, leur quête sur Dieu.
Fascination et répulsion
Plus importante que tout, l’influence du Zarathoustra sur Jung qui, selon ses dires, le relit en profondeur en 1914. Je pense qu’il était présent en Jung bien avant cette date. Cette influence est évidente dans le fond et dans la forme du Livre Rouge, en particulier sous le déguisement gnostique des Sept Sermons aux morts.
Il a consacré plusieurs séminaires au Zarathoustra de 1934 à 1939.
Il craignait d’être contaminé par le déséquilibre psychologique de Nietzsche. Surtout, sa grande lucidité devait lui faire comprendre que ce Nietzsche là était probablement tapi dans sa propre ombre.
Ariane Callot, janvier 2021
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