Nous voudrions, à ce niveau de notre exploration, souligner la force, l’indépendance, et l’influence déterminante, que Jung accorde aux rêves messagers de l’inconscient.
Tableau Victoire de la Messardière
La fonction transcendante
Dans l’ouvrage, L’Âme et le Soi , la partie III est consacrée à la fonction transcendante. Il s’agit d’un essai de 1913, revu en 1959.
Jung, dans son avant propos, note les limitations de ces perspectives alors que son concept a mûri pendant plus de quarante ans, mais il pense que les réflexions de base sont encore valables, car elles cherchent à répondre à la question fondamentale : ”Comment peut-on, en pratique, se confronter avec l’inconscient ?” 1 Toute son oeuvre tentera de répondre à cette question, que se posent indirectement les religions et les philosophies au sujet de l’inconnu à la frontière duquel viennent se briser toutes leurs théories rationnelles.
Pour Jung, le terme de fonction transcendante 2 n’est ni tout à fait issu du sens mathématique de variation d’une variable en fonction d’une autre et d’un lien constant sous le changement, ni vraiment rattaché à un sens purement biologique étroitement lié à une approche téléologique. Il apparaît qu’il participe des deux versants, et surtout que, sous ce terme, ne se cachent ni mystère ni intention métaphysique.
Il ne s’agit pas non plus, comme Jung le précise dans ses Types psychologiques, d’une des quatre fonctions de base. C’est une fonction complexe, issue de l’union des contenus conscients et inconscients, et résultant du fait que “l’inconscient se comporte, face à la conscience, dans un mode de compensation et de complémentarité.” 3]
Le caractère ferme et orienté du conscient, acquisition tardive du Moi, est le seul garant de la régularité, de l’orientation, de la durabilité, d’un processus psychique. Sans cette stabilité, pas de science, pas de technique, et pas de civilisation. Mais cela comporte des inconvénients : les nécessités de l’existence exigeant que le processus psychique soit aussi stable que possible, tous les événements qui semblent indésirables parce qu’ils ne vont pas dans le sens de la direction choisie sont exclus.
Le jugement, qui choisit une possibilité aux dépens des autres, ne peut se référer à du nouveau, puisque ce jugement procède de l’expérience acquise.
Le processus n’a pas la possibilité de s’appuyer sur des acquis issus de l’inconscient, du fait que ces contenus inconscients ne sont généralement pas accessibles à la conscience. C’est pourquoi le processus psychique orienté souffre inévitablement d’unilatéralité, car ”l’orientation équivaut à unilatéralité”. 4
Naturellement, il va y avoir dans l’inconscient une polarité opposée, demeurant discrète tant qu’elle n’aura pas un potentiel énergétique supérieur. Mais, si l’unilatéralité est trop importante, on va voir la force opposée faire irruption dans le conscient, et le désordre s’installer.
La solution, pour Jung, est d’ouvrir la frontière conscient-Inconscient et cela écrit-il :
“Ne s’obtient pas en condamnant les contenus de l’inconscient unilatéralement par une décision consciente, mais bien plutôt en reconnaissant leur sens de compensation du conscient et en le faisant entrer en ligne de compte. La tendance de l’inconscient et celle du conscient sont en fait les deux facteurs qui constituent la fonction transcendante. On l’appelle transcendante parce qu’elle permet le passage organique d’une attitude à une autre, c’est à dire sans perte de l’inconscient. » 5
On voit dans cette définition, où Jung a introduit le terme organique, combien il est essentiel que demeure l’organisation qui structure et affermit le Moi conscient.
Pour que se constitue la fonction transcendante il faut des données de l’inconscient.
Jung, dans le cadre onirique, considère la fonction transcendante comme un processus naturel, une manifestation de l’énergie générée par la tension entre les contraires, énergie dont la manifestation trouve ensuite son expression au cours des phénomènes imaginatifs survenant au moment des rêves et des visions.
Une fois de plus, nous nous trouvons dans un mode relationnel, puisque cette énergie est motrice des échanges entre la conscience et l’inconscient, ceci par le truchement des symboles, qui expriment le mieux possible un état de fait complexe que la conscience n’a pas encore clairement saisi. Ces échanges vont être utilisés, comme un carburant, pour provoquer une transformation et façonner un nouveau contenu, dont la matière première est un mélange des deux opposés :
“La confrontation des positions crée une tension énergétique source de vie, un troisième terme qui n’est pas un produit mort-né de la logique selon le principe du “tertium non datur “ mais une reprise du mouvement issue du suspens entre les opposés, une naissance vivante qui conduit à un nouveau palier, une nouvelle situation. La fonction transcendante apparaît donc comme une propriété des contraires rapprochés.” 6
La fonction transcendante est alors la “ base moyenne ” 7 sur laquelle les opposés peuvent se joindre en permettant à chacun de conserver sa valeur.
Si la confrontation doit impérativement être conduite à partir du Moi autour duquel tout s’organise, il faut que s’instaure un dialogue entre deux interlocuteurs égaux en droit, et décidés à rapprocher et comparer leurs points de vue, comme cela se fait dans une représentation, au sens diplomatique et juridique déjà évoquée.
L’analyste, en tant qu’interprète du langage symbolique, peut jouer un rôle important, en étant le lieu de passage d’un réseau de liens et de ponts projectifs que Freud avait appelés le “transfert”, appellation conservée par Jung. Il sortira le rêveur, qui tournait en rond à la recherche d’une issue à son malaise psychique, dû à une sensation d’incomplétude, en favorisant cette sorte de transmutation, au sens alchimique, comme le note Jung, dont nous verrons ultérieurement l’intérêt passionné pour la philosophie alchimique :
“Le secret de cette philosophie alchimique, et sa clé ignorée pendant des siècles, c’est précisément le fait, l’existence de la fonction transcendante, de la métamorphose de la personnalité, 8 grâce au mélange et à la synthèse de ses facteurs nobles et de ses constituants grossiers, de l’alliage des fonctions différenciées et de celles qui ne le sont pas, en bref, des épousailles, dans l’être de son conscient et de son inconscient.” 9
Au fond, l’être que nous croyons connaître le mieux, nous- mêmes, abrite un étranger, et tout le but du cheminement vers la totalité, est d’accueillir cet étranger pour devenir un être complet. Il faut avoir le courage d’accéder à soi-même. Il s’agit d un processus long et difficile qui peut s’imposer tyranniquement à l’insu de celui qui le subit avec toute la force de la Nature car, pour Jung :
“Le sens et le but de ce processus sont de réaliser, dans son intégralité, avec tous ses aspects, la personnalité originellement préfigurée dans le germe embryonnaire”. 10
C’est à la fois cette intégralité de la personnalité, et ce projet d’établir et d’épanouir la totalité potentielle originelle, que Jung a appelé le Soi. Le cheminement vers cette totalité a reçu l’appellation de “ processus d’individuation ”.
Pour conclure sur les repères dans la pensée de Jung
Nous avons tenté, en proposant au lecteur un ancrage pour qu’il puisse aborder plus aisément la suite de notre recherche, une entreprise assez osée. L’œuvre de Jung est vaste, sa pensée complexe. Nous avons choisi, éliminé, proposé des éclairages peu orthodoxes, encourant ainsi le reproche d’unilatéralité ou de trahison. Mais nous avons été soutenus par ces paroles sur lesquelles nous achèverons cette proposition de repères dans la pensée de Jung :
“J’ai souvent commis des erreurs et j’ai dû souvent faire table rase de connaissances précédentes pour en acquérir à nouveau de plus pertinentes. … Car l’activité scientifique du chercheur ne fut jamais pour moi ni une vache à lait, ni un moyen de prestige, mais le résultat de l’expérience quotidienne. C’est pourquoi tout ce que j’avance n’est pas seulement écrit avec l’intellect, mais découle aussi parfois du cœur, circonstance que je demande au lecteur bienveillant de ne pas oublier, quand, en suivant la ligne intellectuelle de mes travaux, il rencontre parfois des points de rupture ou de discontinuité qui n’ont pas été parfaitement ajustés.” 11
En savoir plus
Notes :
- p148 ↩
- voir notre schéma à la fin de cette partie. ↩
- L’âme et le soi, p.151. ↩
- L’âme et le soi, p.153. ↩
- L’âme et le soi, p.156. ↩
- L’âme et le soi, p. 176. C’est nous qui soulignons. ↩
- Types psychologiques, p.474. ↩
- C’est nous qui soulignons. ↩
- Dialectique du moi et de l’inconscient, p.216. ↩
- Psychologie de l’inconscient, p.205. ↩
- Psychologie de l’inconscient, p. 217. ↩